Réformer l’enseignement des langues en Haïti
La présence du français et du créole a
toujours remué la société haïtienne, mais jamais avec autant d’acuité que ces
derniers jours où les journaux, les réseaux sociaux, les établissements
scolaires, les centres universitaires s’interrogent sur le niveau de compétence
de communication des dirigeants politiques en français. Des situations de
communication où certaines personnalités politiques bafouillent, marmottent des
discours, trébuchent sur les mots comme un enfant en difficulté d’apprentissage
de lecture, sont venues consterner la société entière (monolingues et
bilingues) en ravivant le débat sur la nécessité de réformer l’enseignement des
langues en Haïti.
Le français semble constituer une barrière
infranchissable au point que certains appellent à l’instauration du
monolinguisme, donc la reconnaissance unique de la langue créole. Une solution
envisagée pour contourner la situation de diglossie entre le créole et le
français. De l’avis de plus d’un, c’est la meilleure option pour valoriser la
langue maternelle. D’où la question de savoir s’il existe une incompatibilité
ou une contradiction dans la promotion simultanée du créole et du français. Ou
encore faut-il préserver un pays bilingue en changeant les méthodes
didactiques ?
Ce débat, initié au dernier quart du XXe
siècle (1975), resurgit avec force et secoue les passions pour les valeurs
identitaires. Toutefois, en prenant en compte la position géographique d’Haïti,
les réalités du marché du travail avec ses exigences de compétences plus
approfondies dans tous les domaines et l’influence incontournable de l’anglais
comme langue universelle au niveau mondial, il est clair que le pays vit de
fait une situation de plurilinguisme (plusieurs langues).
Dans cet article, je me livre à une réflexion
prospective en conduisant une analyse critique du multilinguisme et de
l’enseignement des langues vivantes étrangères en Haïti dans la perspective
d’apporter une contribution constructive au débat autour de cette question.
Haïti: à l’intersection de plusieurs langues
La localisation géographique d'Haïti l'expose
à l’intersection de plusieurs langues. Certes, la société parle majoritairement
le créole ; mais outre le français, l'influence des autres langues étrangères
de la région n'est pas moins considérable. Le langage haïtien est de plus en
plus pénétré de vocabulaires issus de l'espagnol et de l'anglais. Si le
bilinguisme a été entériné par la Constitution de 1987, parallèlement s'est
développée une situation multilingue de fait alimentée par les besoins
économiques et par les exigences du marché du travail.
La coexistence du français et du créole a
toujours été critiquée. Certains ont estimé que le créole a gagné en prestige
et qu'il est grand temps de rejeter la langue coloniale. Ainsi, la concurrence
entre le français et le créole se fonde sur la notion de prestige du langage.
Aujourd'hui, avec la logique économique qui prédomine, la notion de prestige du
langage fait plus de place à l'anglais et à l'espagnol.
La
concurrence entre le créole et le français
Si les deux langues sont officiellement
reconnues, seulement un faible pourcentage de la population (30%) les
maitrisent au même niveau de compétence. Le créole, la langue véhiculaire principale,
est utilisé dans toutes les situations de communication. Cependant, il est
relégué au second plan quand il s’agit des affaires administratives et
académiques. Même lorsqu’il est reconnu comme langue d’enseignement, les
institutions scolaires et universitaires continuent d’exiger l’usage du
français comme principal vecteur de transmission des savoirs. A l’école, les
professeurs utilisent le créole essentiellement pour gagner la compréhension
générale.
La pratique du créole est surtout confinée
aux activités orales. Cette culture orale connait un certain développement qui
se trouve limité par la carence de vocabulaires scientifiques et techniques. Ce
n’est pas la structure du créole qui pose problème mais c’est l’absence du
travail de promotion de la langue : pas de livres scientifiques ni d’ouvrages
technologiques en créole. De
plus, l’Académie Haïtienne, prévue par la Constitution, chargée de valoriser et
de promouvoir la langue créole, n’a pas encore vu le jour.
Dans les circonstances officielles et dans
les domaines de l’écrit, le recours au français est privilégié, non pas parce
que le créole est indigne ou peu prestigieux, mais en vertu de la fonction
symbolique du français pour marquer le caractère solennel ou officiel d’une cérémonie
en Haïti. Bref, le français est la langue des grandes occasions. C’est pourquoi
nos dirigeants politiques s’évertuent à prononcer leur discours en français
alors que rien ne les interdit de parler créole quand ils n’ont pas le niveau
de compétence convenable en français.
L’utilisation du français donne du fil à
retordre à cause de la façon dont il est enseigné à l’école depuis plus de
trente ans. Il faut le rappeler : ce sont ceux qui ont eu la chance d’être
scolarisés qui ont pu atteindre un certain niveau de compétence en français.
Pour la majorité de la population encore frappée par l’analphabétisme, le français
demeure une barrière. Et, même au niveau de l’enseignement, le français
constitue un obstacle à l’apprentissage pour de nombreux élèves et étudiants.
Là encore, en raison des méthodes pédagogiques qui ont ignoré la valeur
communicationnelle du français.
Le français (parlé et écrit) en Haïti est
véritablement « littéraire » et est la plupart du temps constitué de
formules sonores vides de sens. La recherche de la beauté formelle prime sur le
besoin de communiquer clairement et simplement. C’est donc un français qui sert
à faire preuve de pédanterie ou de domination sociale. Certes, chacun est libre
de vanter de ses compétences particulières. Cependant, quand une langue devient
un outil de discrimination sociale, il y a lieu de redéfinir ses fonctions au
sein de la population. A ce niveau, il faut se demander pourquoi parler
français en Haïti.
La nécessité de maintenir et de promouvoir une
culture bilingue au pays se justifie par l’ouverture que donne le français sur
le monde et sur les domaines de connaissances universelles. C’est une langue
très riche qui a été au cours du XVIe et XVIIe siècles la
langue des intellectuels du monde entier. C’est aujourd’hui l’une des trois
langues officielles des Nations-Unies. Le monde de la francophonie offre
d’énormes opportunités sur le plan culturel. L’artiste ou l’écrivain qui
présente ses œuvres en français, anglais ou espagnol s’offre plus de chance de
percer sur le marché international. La connaissance du français est en ce sens
un facteur de réussite professionnelle.
En Haïti, même ceux qui ne parlent que le créole
souhaitent que les professionnels, les politiciens puissent s’exprimer
convenablement en français. C’est dire qu’ils reconnaissent alors son
importance du point de vue professionnel. Dans l’ensemble, la population
haïtienne ne s’oppose pas au bilinguisme. Elle exige la promotion du créole,
élément de son identité, mais également la maitrise minimale du français comme
preuve que les professionnels et les politiciens ont eu accès à des
connaissances plus avancées.
Il faut aussi remarquer qu’à la faveur des
mouvements migratoires, la population haïtienne est de plus en plus ouverte à
la pratique de l’anglais et de l’espagnol. Et, même au pays, les entreprises
exigent comme critères d’embauche, outre le français, la maitrise de l’anglais
ou de l’espagnol.
La
place de l’anglais et de l’espagnol aujourd’hui en Haïti
L’anglais et l’espagnol prennent
considérablement de l’importance en Haïti. L’anglais est aujourd’hui la langue
des affaires à l’échelle mondiale. L’espagnol est la seconde langue la plus parlée
au monde en termes de natifs, et connait une expansion considérable aux
Etats-Unis, première puissance économique du monde. Ces deux langues ont
toujours été enseignées à l’école. Comme pour le français, les méthodes
didactiques se fondent sur l’apprentissage de la grammaire et de l’orthographe.
La fonction communicative n’est pas prise en compte. Toutefois, ces derniers
jours, avec l’influence économique et culturelle des Etats-Unis, le déplacement
massif d’étudiants vers l’Amérique latine et le flux migratoire considérable de
plus de dix mille Haïtiens par année, l’anglais et l’espagnol pénètrent le
langage haïtien et dans les milieux ruraux et dans les milieux urbains.
De plus en plus de jeunes parlent ces deux
langues couramment et bien souvent mieux que le français. Certains ont acquis
la base nécessaire à l’école. D’autres ont atteint leur niveau de compétence grâce
à leurs propres efforts d’apprentissage. Cet engouement pour ces langues
s’explique par le besoin de saisir les opportunités économiques au pays ou
ailleurs. La connaissance de ces langues semble être aujourd’hui un meilleur
garant d’ouverture professionnelle que la maitrise du français.
Par rapport à l’anglais et à l’espagnol, le
français est en net recul. L’anglais occupe notamment de plus en plus de place.
Car, c’est une langue facile avec généralement des mots d’une ou deux syllabes.
De plus en parlant l’anglais, les gens réalisent qu’ils ne sont pas soumis à
l’hypercorrection comme en français. Il suffit d’ajuster les mots pour se faire
comprendre. Ce qui permet à l’anglais de gagner une plus grande valeur que le
français en termes d’instrument de communication. Et, quant à l’espagnol, il
s’impose sans aucun problème, car il est parlé à travers toute l’Amérique
latine qui ouvre les portes de l’opportunité d’emploi.
Les entreprises et
les Organisations Non Gouvernementales (ONG) ont contribué également à la montée
de ces deux langues. Elles requièrent la capacité de s’exprimer dans l’une de
ces deux langues comme condition d’emploi. Les jeunes ont vite compris ces
enjeux. Là où ils ne peuvent coller deux mots français, ils sont parfaitement à
l’aise à le faire en anglais. Et, souvent, ils apprennent ces langues grâce aux
chansons étrangères sans se soucier des contraintes de la grammaire. Voilà
pourquoi, je soutiens l’idée de réformer l’enseignement des langues étrangères
en Haïti en mettant l’emphase sur l’aspect communicationnel.
Un autre facteur
justifiant la place qu’occupent progressivement l’anglais et l’espagnol en
Haïti est la technologie. Le domaine de l’informatique est fortement influencé
par la montée en puissance des Etats-Unis. L’internet est dominé par l’anglais.
La culture hispanique est très présente également sur internet à travers les
chansons et les séries télévisées qui plaisent énormément à la jeunesse (en
fait, pas seulement la jeunesse).
Améliorer la capacité de communication en créole et
dans les langues étrangères
L’enseignement des langues étrangères en
Haïti est compromis par les méthodes traditionnelles mettant l’accent sur la
grammaire et l’orthographe, et faisant peu de place à la communication
(fonction communicative). En insistant sur les aspects formels de la maitrise
des langues, mais non sur les compétences communicationnelles, ces méthodes ont
entrainé la situation que l’on voit aujourd’hui. Les spécialistes parlent
d’insécurité linguistique.
Plus simplement, il faut parler de l’échec
d’une éducation non fonctionnelle en Haïti. Car, la communication orale et
écrite, base de tout système éducatif, forme aujourd’hui encore un obstacle
pour la majorité de la population. Ce n’est pas uniquement en français. Même en
créole, on peut observer le problème de structuration de la pensée. Or, il faut
maitriser la langue maternelle pour être en mesure de bien communiquer dans une
langue étrangère. Donc, c’est la méthode d’enseignement des langues qu’il faut
repenser complètement.
La réforme de l’enseignement des langues doit
inclure des stratégies claires et réfléchies, elle doit alors prendre en compte
les réalités sociales, géographiques, culturelles et surtout la réalité du
marché de l’emploi. Le but de l’enseignement des langues ne doit pas être la
réussite à un examen de grammaire et d’orthographe. L’objectif principal doit
tendre vers le développement des compétences communicationnelles. Ce qui
implique la nécessité d’avoir des outils pédagogiques appropriés, de créer des
conditions d’apprentissage stimulant et de changer les procédés d’évaluation
des apprenants en langues.
Ce problème de communication a des
conséquences profondes sur la vie sociale. La difficulté de communiquer
s’accompagne souvent d’un sentiment d’infériorité, de repli sur soi. L’incapacité
à communiquer rend violent. Quand les gens sont bloqués par la peur, la honte,
le manque de confiance ou l’impossibilité de construire leurs idées, ils deviennent
frustrés et ont beaucoup plus tendance à être violents. Ce n’est pas étonnant
que la violence soit un mode de résolution des conflits dans la société
haïtienne. Car, là où la capacité d’instaurer un dialogue ou de mener une
discussion fait défaut, les pulsions violentes prennent automatiquement le
dessus.
Le français n’est pas un blocage à la
promotion du créole. Bien au contraire ! Il n’y a aucune incompatibilité
entre les deux langues. Les deux appartiennent au patrimoine historique du
pays. Il faut donc les promouvoir ensemble. Le français, par sa richesse, peut
aider à renforcer le créole. Il ne s’agit pas de faire du créole une sorte de
français déformé, mais d’observer comment les mots français sont pris dans la
réalité sociale du peuple haïtien, puis de suivre cette reproduction du langage
populaire. Ainsi, les mots créoles dérivés du français ne seront pas étrangers
à la réalité du peuple.
Une autre façon d’améliorer la capacité de
communication tant en créole que dans les autres langues serait de les
enseigner en synergie. Il faut créer des outils d’apprentissage capable de
permettre à l’apprenant de trouver rapidement une référence dans sa langue
maternelle par rapport à ce qu’il découvre dans les langues étrangères. Cette méthode
de référencement éliminera l’idée d’infériorité d’une langue par rapport à
l’autre, puisqu’elle aidera à traduire le fond de la pensée suivant la
structure particulière de chaque langue.
En définitive, la position géographique
d’Haïti explique qu’elle soit soumise à l’influence des diverses langues de la
région. Lors même que le créole et le français soient les langues officielles, très
peu d’habitants ont le même niveau de compétence dans les deux langues. Dans la
pratique, le créole est réservé aux domaines de l’oralité, tandis que le français
est largement utilisé au niveau de l’administration et de l’enseignement.
L’usage du français est devenu de plus en
plus problématique en raison des méthodes traditionnelles d’enseignement. Le français
demeure une langue littéraire qui ne remplit pas vraiment une fonction de
communication au sein de la société. Cependant, la population continue de
reconnaitre son importance pour sa richesse culturelle et sa valeur
intellectuelle. Le bilinguisme est accepté en Haïti.
Depuis quelques années, en vertu de
l’influence économique et culturelle des Etats-Unis et de l’augmentation considérable
des flux migratoires, l’anglais et l’espagnol se sont fait une place importante
en Haïti. D’où la nécessité de les considérer dans la logique d’une réforme de
l’enseignement des langues.
Le problème de communication tant en créole
que dans les autres langues étrangères dénote la faillite du système éducatif
haïtien. L’éducation haïtienne n’est pas fonctionnelle. L’enseignement des
langues doit être révisé de fond en comble. Cette réforme, en se fondant sur
une politique éducative raisonnée, doit tenir compte des capacités de chaque
apprenant, de l’adaptation des outils pédagogiques, du besoin de valoriser
davantage les compétences communicationnelles.
Mon opinion, n’étant pas péremptoire, est
soumise aux critiques et à l’interaction afin d’approfondir le débat sur la
problématique de la communication orale et écrite en Haïti.
3 commentaires:
Bravo mon Cher ami!
Ou di anpil bel bagay wi frem nan tex ou a
Le français tue les haïtiens!!!
Fâcheux, fâcheuses qui veulent l'entendre. La langue française, en un mot, fait beaucoup plus de tord que de bien à la nation. La population haïtienne hérite la langue des colonisateurs qui établit un scisme entre ceux et celles qui connaissaient la misère infernale de la code noire...
Il faut briser les chaines en bannissant le français dans notre savoir-faire. Que l'Académie de la langue créole fasse oeuvre que vaille de ce fait la langue de l'enseignement sera la langue maternelle. Jusque avant notre mort, nous aimerions que tous les haïtiens puissent se parler et se comprendre en utilisant une seule et même langue. Jusque avant ma mort, nous aimerions avoir une conscience claire en choisissant l'espagnol ou l'anglais comme langue seconde car la position géographique de notre Haïti l'exige bien pour un développement économique.
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