samedi 29 avril 2017

Faut-il abolir la peine des travaux forcés en Haïti ?

Faut-il abolir la peine des travaux forcés en Haïti ?

La recrudescence des phénomènes de criminalité, notamment dans les grandes villes du pays, ne cesse d’inquiéter la population. Les approches autour de la criminalité accrue opposent ceux qui revendiquent le durcissement des peines à ceux qui militent pour l’abolition de toutes les peines dégradantes, jugées incompatibles avec les droits humains. Les mouvements de défense des droits humains ont effectivement abouti à l’abolition de la peine de mort dans de nombreux pays. En Haïti, la Constitution de 1987 a consacré l’abolition de la peine de mort. Cependant, la peine des travaux forcés demeure toujours en vigueur. Faut-il abolir la peine des travaux forcés ? Cette question s’inscrit dans le cadre du débat sur l’utilité des sanctions pénales et des méthodes dissuasives et préventives de la délinquance. Au fil de cet article, j’analyse avec un esprit critique des arguments d’ordre historique, juridique, économique, social et moral à l’appui soit du renforcement soit de l’abolition de cette peine dans un pays comme Haïti. 

Du point de vue historique

Les partisans du maintien de la peine des travaux forcés font remarquer que l’histoire contemporaine distingue l’esclavage d’avec les travaux forcés. Les nouvelles formes d’esclavage sont aujourd’hui condamnées, et que les travaux forcés au bénéfice de l’Etat ne doivent pas être assimilés à l’esclavage. Dans le cadre de cette logique, les pratiques d’exploitation de l’homme par l’homme à des fins privées sont pénalement repréhensibles. Ainsi, le proxénétisme (prostitution forcée), la traite ou trafic d’être humain, la torture, etc. font objet de sanctions pénales. 

D’un autre côté, les premiers arguments à l’appui de l’abolition de la peine des travaux forcés se fondent aussi sur des considérations historiques. L’histoire a démontré que les travaux forcés remontent à des périodes lointaines et ont pris des formes spécifiques en fonction des milieux et des civilisations. Il pouvait s’agir du servage, dans les sociétés féodales ; de l’esclavage, dans les colonies d’exploitation. Perçus comme des modes de production économique, ces pratiques ont traversé des siècles jusqu'à devenir inutiles avec le développement des techniques et des moyens scientifiques ayant rendu la production économique plus rentable. 

Le progrès technique n’est pas le seul facteur explicatif de la disparition de ces formes d’exploitation. Les courants de pensée philosophique et humanitaire qui allaient jeter les bases des sociétés modernes ont largement contribué à changer les regards sur les conditions de travail de l’homme. Au cours du XVIIIe et XIXe siècles, la pratique de l’esclavage a été jugée contraire aux droits naturels de l’humanité. Des penseurs, des philosophes se sont érigés en défenseur de la dignité humaine pour dénoncer l’injustice à la base de l’esclavage même s’il a servi à l’enrichissement de leur pays. Les mouvements de pensée d’alors ont sonné le glas de l’esclavage et tracé la voie aux militants humanitaires du XXe siècle qui vont revendiquer la suppression de toutes les formes d’exploitation de l’homme. 

L’histoire a démontré que la main d'œuvre servile dénaturait l’homme, que le servage et l'esclavage s’opposent, par leur nature, au sens noble du travail. Sur cette base, les militants de droits humains soulignent, avec énergie, l’intérêt d’abolir toutes les pratiques qui rappellent l’esclavage. Cette idée trouvera un écho favorable au sein des organisations internationales qui vont voter des conventions condamnant toutes les formes de domination, de torture et d’exploitation. 

En considérant l’histoire d’Haïti qui a été le premier Etat de l’Amérique à mener jusqu’au bout une révolution anti-esclavagiste, la question de l’abolition des travaux forcés, sous quelque forme que ce soit, ne devrait même pas se poser. Mais, paradoxalement, la première république noire indépendante allait reproduire des institutions qui ne cadraient pas avec l’idéal de liberté et de dignité auquel aspiraient les nouveaux libres. Les premiers gouvernements ont instauré le « caporalisme agraire », un système d’exploitation agricole qui rappelle l’esclavage et qui ne tardera pas à soulever le mécontentement populaire. 

Tout au long du XXe siècle, l’Etat haïtien, toujours épris de l’idéal de liberté et de dignité humaine, a pris part aux conventions internationales contre les formes de domination et d’exploitation. Des efforts ont été effectués dans le sens du respect des droits et des libertés fondamentaux et de la volonté de garantir aussi bien aux personnes condamnées par décision judiciaire un traitement digne. La peine de mort fut ainsi abolie. Mais, il y demeure la peine des travaux forcés qui dans un Etat ayant combattu l’esclavage, au cours de son histoire, devrait être logiquement abolie bien avant la peine de mort. Historiquement, toutes les pratiques analogues à l’esclavage, même dans l’intérêt de l’Etat, devraient inspirer en Haïti la plus grande horreur qui soit. 

Du point de vue historique, l’Etat haïtien qui a pu être forgé aux prix de luttes sanglantes pour renverser les conditions sociales où les Noirs, dépouillés de leur dignité et de leur liberté, travaillaient comme des bêtes de somme, a le plus grand intérêt à abolir la peine des travaux forcés. 

Du point de vue juridique

L’Organisation Internationale du Travail a voté, en 1957, une convention interdisant toute forme de travail forcé ou obligatoire. Cette Convention prévoit cependant des exceptions quand il s’agit :
• Du travail exigé dans le cadre du service militaire obligatoire.
• Du travail relevant des obligations civiques normales.
• Du travail imposé par suite d'une condamnation judiciaire.

La Convention établit ainsi que dès lors que le travail est exécuté au profit de l’Etat et sous le contrôle des autorités publiques, il rentre dans le cadre des exceptions et par conséquent n’est pas en contradiction avec le respect des droits humains. Les adeptes de l’application continue de la peine des travaux forcés s’appuient sur les exceptions en la matière pour conforter leur position. 

Néanmoins, l’idée de l’abolition de la peine des travaux forcés trouve également son fondement juridique dans l’ensemble des conventions internationales. Les conventions onusiennes ont largement influencé les systèmes juridiques au niveau mondial. Elles ont forgé le bouclier des principes contemporains des droits humains. La convention des Nations-Unies contre la torture et les traitements cruels, inhumains ou dégradants a été conclue en 1984. Le pacte international relatif aux droits civils et politiques, garantissant que toute personne privée de liberté doit être traitée avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine, a été voté par Assemblée générale des Nations Unies, le 16 décembre 1966. 

En 1957, l’Organisation Internationale du Travail a adopté une convention concernant l'abolition du travail forcé qui allait rentrer en vigueur deux plus tard. Le Protocole de 2014 relatif à la convention sur le travail forcé s’impose comme un instrument juridique contraignant. Les Etats membres se doivent de mettre en place tous les moyens nécessaires pour éliminer les formes de torture et d’exploitation. 

Les Conventions de Genève de 1929 et 1949 posent l’interdiction formelle de contraindre même les prisonniers de guerre aux travaux forcés. L’ensemble de toutes ces Conventions forment le cadre juridique de l’abolition de la peine des travaux forcés. 

La mise en vigueur de ces conventions a entrainé des réformes dans le cadre de diverses législations nationales qui ont, du fait, supprimé la peine des travaux forcés. En s’inscrivant dans la logique des Conventions, une personne condamnée ne cesse nullement d’être un humain. Elle doit continuer à bénéficier de traitement respectueux de son humanité et de sa dignité. S’il est vrai que son comportement s’est révélé néfaste au reste de la société, il n’en demeure pas moins certain qu’un être humain mérite un traitement digne même dans le cadre de l’exécution des sanctions pénales. Ainsi, est-il constant que même les prisonniers de guerre, des individus ayant pris les armes contre l’intérêt de l’Etat, ne doivent pas être soumis à des travaux forcés. 

L’Etat haïtien s’est également engagé dans la voie de la promotion des droits de l’homme. Des efforts appréciables ont été réalisés, il faut le dire, mais le manque continu des moyens matériels et économiques ne cesse d’entraver le cours du changement. Par ailleurs, la réalisation des réformes souhaitées par les Conventions nécessite surtout de la volonté politique. Il est grand temps que les dirigeants fassent davantage la promotion de ces Conventions en prenant de nouvelles lois portant sur la réforme du régime des peines et la prévention de la récidive. 

Du point de vue économique 

Les prisonniers vivent aux frais de l’Etat. Leur nombre est en augmentation en raison de la montée de la criminalité. Du coup, l’Etat, déjà faible, est confronté à la charge croissante d’entretenir les prisons et les détenus. Le constat de cette réalité amène à considérer le maintien de la peine des travaux forcés comme un moyen pour l’Etat de faire travailler en compensation des détenus qui lui coûtent extrêmement cher. Ainsi, l’Etat pourrait effectuer un peu d’économie, car les prisonniers, soumis aux travaux forcés, rapporteraient plus qu’ils ne coûtent à l’Etat. 

Les prisonniers pourraient, en effet, être affectés à la réparation des routes, au ramassage des ordures, à des activités agricoles, etc. L’exécution des travaux forcés rendrait de ce fait d’énormes services à l’ensemble de la population. Ainsi, ceux qui se retrouvent écroués pour avoir provoqué la rupture de l’ordre social par leur comportement dangereux ne seraient pas entretenus, soignés et nourris aux frais de la République ; les travaux forcés constituent un moyen pour qu’ils paient par eux-mêmes le coût de leurs besoins. 

Par ailleurs, l’idée de l’abolition de la peine des travaux forcés repose également sur des arguments d’ordre économique. La gestion des prisons et des prisonniers implique effectivement un coût élevé pour l’Etat. Le coût journalier d’un prisonnier (alimentation, entretien, médicament, surveillance, maintenance, transport, accueil des familles, etc.) à la charge de l’Etat est plus élevé que celui d’un citoyen libre et qui contribue à la recette fiscale de la République. Les condamnés deviennent de lourdes charges que l’Etat a de plus en plus de mal à gérer adéquatement. 

Face au nombre croissant de détenus, le budget de la Direction de l’Administration Pénitentiaire (dans les 500 millions de gourdes environ) se révèle insuffisant pour assurer la gestion de tous les centres carcéraux du pays. Dans les prisons haïtiennes, les condamnés font face à une situation de famine et de précarité des soins on ne peut plus critique. Ils sont plus susceptibles d’être emportés par la faim et la maladie que d’être rongés de remords pour avoir causé du tort à la société. Le manque de moyens de l’Etat affecte considérablement la qualité du traitement qu’ils auraient dû recevoir en tant qu’êtres humains. 

Dans ce contexte, les prisonniers ne sont pas seulement de charges pesantes pour l’Etat, mais aussi pour leurs familles qui se trouvent obligées de les soutenir au cours de l’exécution de leur peine. Avec le taux de chômage déconcertant en Haïti, il n’est pas difficile de comprendre que la plupart des familles vivent dans des conditions extrêmement précaires. Dans l’hypothèse où elles doivent épauler un membre incarcéré, leurs conditions de vie s’aggravent à la fois moralement et économiquement. En prenant en compte, entre autres, le coût du transport et de la préparation de la nourriture par jour, les dépenses de la famille augmentent significativement, et ajoutent, pour ainsi dire, aux difficultés quotidiennes. 

Au regard de la réalité économique d’Haïti, les détenus coûtent trop à cher à l’Etat. Ce défaut de moyens fait qu’ils vivent dans des conditions indignes et inacceptables dans la logique des Conventions internationales. Comment pallier à une telle situation ? La construction de nouvelles prisons ne peut être envisageable, car l’Etat souffre déjà gravement de déficience de moyens. La concession des prisons pourrait être une solution. L’Etat aurait alors confié la gestion matérielle des prisons à des entreprises privées capables de garantir leur bon fonctionnement, mais garderait la gestion administrative (direction, greffe, surveillance). Le mode de gestion par concession pourrait aider à améliorer les conditions de vie carcérale. 

Si ce mode de gestion peut, par ailleurs, garantir un meilleur traitement des prisonniers, il présente un côté pervers qu’il importe de débusquer. Les entreprises privées assurant la gestion des prisons ont tendance à exiger de l’Etat une politique pénale privilégiant les condamnations à temps ferme. Car, elles ont besoin de la main d’œuvre carcérale pour assurer leur production. Il y a alors le risque de voir plus de gens condamnés à des peines d’emprisonnement. Bref, le risque d’exploitation n’est pas éliminé. 

Du point de vue économique, il serait mieux de trouver d’autres moyens pour punir et contrôler les prisonniers en les rendant utiles à eux-mêmes et au reste de la société. 

Du point de vue social et moral 

Sur le fondement de l’intérêt social et moral, il apparait judicieux de faire travailler les prisonniers dans la perspective d’alimenter un fonds de réparation des victimes de la criminalité. En soumettant les détenus aux travaux forcés, ils pourraient payer leur dette et envers la société et à l’égard des victimes. Ils contribueraient ainsi au progrès social et pourraient découvrir le véritable sens de leur vie. 

En revanche, sous l’angle social et moral, l’idée de l’abolition de la peine des travaux forcés s’assoit sur le respect des conditions de travail telles qu’elles sont prescrites par le Droit du travail. Les normes sociales exigent un salaire raisonnable et décent, une limitation des heures de travail, le droit à des indemnités, un environnement de travail sain et sécure, etc. Peut-on espérer de telles conditions de travail dans une prison ou en étant un prisonnier ? Nul n’a besoin de triturer son esprit pour aboutir à une réponse logique. 

En effet, en prison, et en étant prisonnier, les conditions de travail ne peuvent être comparables à celles des citoyens libres et respectueux de la loi. Il y a déjà la privation de liberté et la déchéance de certains droits qui changent tout dans le milieu carcéral. Le prisonnier est en droit de revendiquer le respect de sa dignité, mais il lui sera quasiment impossible de faire valoir son droit de grève ou de revendiquer la hausse du salaire par exemple. En prison ou étant condamné à des peines de longue durée, l’individu est limité dans les décisions qu’il peut prendre concernant sa propre vie. 

Frappé par l’incapacité de décider par lui-même si oui ou non il veut travailler, puisqu’il y est condamné, l’individu retombe dans des conditions qui rappellent bien évidemment l’esclavage. Or, comme je l’ai fait remarquer plus haut, l’Etat haïtien n’a pas formulé de réserves quant à la mise en application des conventions internationales interdisant les traitements indignes et toutes les formes d’exploitation de l’homme. L’abolition de la peine des travaux forcés apparait alors comme une conséquence logique de l’implémentation des principes de droits humains. 

De plus, dans un pays comme Haïti où le taux de chômage atteint des proportions alarmantes, accorder la priorité aux travaux forcés, donc, faire travailler les prisonniers revient à augmenter le chômage au sein de la société. Beaucoup de gens au chômage et respectueux de la loi sont disposés à travailler, mais ne peuvent décrocher un emploi. Plutôt que de soumettre des prisonniers à des travaux forcés, l’Etat ferait mieux de confier ces activités à des membres de la société qui ne sont pas en violation de la loi. Les cotisations sociales des gens que l’Etat ferait travailler rapporteraient plus que l’économie qui pouvait être réalisée en recourant à la main d’œuvre carcérale. 

Du point de vue social, je dois aussi souligner les risques d’évasion. L’organisation et l’exécution des travaux forcés requièrent la mise en place d’important système de surveillance et de contrôle. Les défaillances de l’Etat justifient son incapacité à assurer la sortie des prisonniers sans aucun risque pour le reste de la société. C’est l’une des raisons pour lesquelles la peine des travaux forcés, quoique toujours en vigueur, n’est jamais appliquée. 

En conclusion, les positions sont mitigées sur la nécessité d’abolir la peine des travaux forcés en Haïti. Les abolitionnistes fondent leurs arguments sur le respect des principes de droits humains. Bon nombre de législations au niveau mondial adoptent ces principes et ont opéré des réformes consacrant l’abolition de la peine des travaux forcés. L’Etat haïtien s’est engagé également à respecter les droits humains. Etant un Etat fondamentalement anti-esclavagiste, Haïti est face à la nécessité historique de continuer la lutte pour la suppression de toutes les conditions sociales deshumanisantes. L’exécution de la peine des travaux forcés présente, certes, quelques avantages pour l’Etat. Toutefois, en comparaison avec les risques et les couts afférents à son application, l’Etat haïtien gagnerait plus à mettre en place des institutions de prévention de la délinquance et de la récidive, et d’accompagnement psychologique et sociologique pour faciliter la sortie de la délinquance.

Aucun commentaire:

Avocat et Magistrat de profession.