Etre haïtien aujourd’hui ?
La détermination de l‘identité haïtienne est
apparemment facile à établir si l‘on se réfère à la Constitution qui définit
clairement les conditions à la base de la nationalité haïtienne. On ne saurait cependant
ramener cette interrogation à la banalité d‘un débat sur les critères de
nationalité, à savoir le lien du sang ou encore le lien du sol. Il convient de
rechercher la signification profonde du lien du sang créé par la race et l’hérédité
et du lien du sol instauré par le rapport avec le milieu de vie. Alors, qu‘est-ce
qu‘être haïtien aujourd‘hui ?
En fait, la question de l‘identité haïtienne (l'âme ou l'esprit haïtien) se
pose à la fois en termes de liens juridiques, sociologiques et psychologiques ;
c’est-à-dire essentiellement en termes de reconnaissance de valeurs sociales et
morales partagées par l’ensemble de la communauté. Suivant cette logique, la
question n‘entraine pas de réponse automatique. Elle apparait plus complexe et
requiert une réflexion plus approfondie.
La plupart du temps, la vision rapportée de l’identité
haïtienne par des chercheurs et historiens étrangers est celle d’un peuple
meurtri par l’esclavage. Et, quant à nos compatriotes qui se sont donné la
peine de réfléchir sur la question, ils ont colporté tout au long du XIXe
siècle l’image d’un peuple fier, pionnier de la liberté. Plus tard jusqu’au
début du XXIe siècle, cette présentation glorificatrice de
l’identité haïtienne fondée sur les figures légendaires de l‘histoire nationale
allait être de plus en ternie par la multiplication de crises politiques,
l’ingérence de puissances étrangères et qui pis est par le cycle des
catastrophes naturelles.
Aujourd’hui, ces faits vont jusqu'à remettre
en question le lien juridique, sociologique et psychologique de l’Haïtien avec
son propre pays. A travers cet article, je m’attèle à rechercher comment définir
ou redéfinir l’être haïtien que l’on sait né dans les fers de l’esclavage et
qui peine à grandir après deux siècles d’émancipation.
Comment
définir l’être haïtien ?
Si certains se plaisent encore à cacher derrière
la gloire du passé pour évoquer la question de l’identité haïtienne, même
l’observateur le moins avisé peut aisément se rendre compte que les éléments
caractéristiques de la société haïtienne actuelle n’appartiennent pas à un
ensemble objectivement positif. L’image péjorative, déplorable de « l’haïtianité »
ou de « l’haïtianisme » résulte du complexe de commandeur hérité de
la colonisation française et de la mentalité rétrograde que ce complexe a façonnée
au fil du temps.
L’identité
haïtienne est marquée par le complexe du commandeur.
Les traits d‘une identité haïtienne se sont
dessinés d‘abord à travers l‘histoire coloniale qui permet de comprendre la
relation d’hérédité ou de race historique, c’est-à-dire le lien collectif entre les Haïtiens. La
colonisation a contribué par le système d‘exploitation à porter l‘esclave à
vouloir être comme le maitre. Au lendemain de l‘indépendance,
l‘instrumentalisation juridique d‘une identité nationale ne reflète pas la
réalité sociologique et psychologique que cela suppose dans la pratique.
Les années d‘exploitation coloniale ont
façonné l‘identité de chaque haïtien sans même qu‘il ne s‘en rende compte. Les mœurs
et les pratiques coloniales ont participé à la construction des traits caractéristiques
du peuple haïtien, donc de l‘identité haïtienne d‘alors. Ces pratiques n‘ont
guère développé le sens de responsabilité et de leadership. Au contraire, elles
ont jusque-là découragé les vertus citoyennes : la volonté de vivre
ensemble. Elles n‘ont pas enseigné aux esclaves le sentiment d‘appartenance à
la colonie, donc à une société ; en revanche elles suscitent le désir d‘être
libre et riche comme le maitre. C’est ce que j’appelle le complexe du
commandeur.
De nos jours, ce complexe pèse lourdement sur
l’identité haïtienne. Il concourt à la discordance des relations interindividuelles.
Comme les rapports sociaux du temps de la colonie, il demeure le besoin de
maintenir l‘autre à distance pour mériter le respect. Gonflé par ce complexe, l’Haïtien
nourrit la conviction que la condescendance garantit une meilleure représentation
sociale.
Historiquement, la question de savoir ce
qu‘est l‘Haïtien aujourd‘hui trouve une réponse dans l’histoire de la
colonisation française. L‘identité haïtienne renvoie à celle de l‘ancien
esclave qui aspire à devenir maitre à son tour pour profiter de l‘exploitation
de l‘autre ; à celle de l‘affranchi condescendant bourré de préjugés qui se
veut beaucoup plus français que ce qu‘il est réellement ; à celle des Libéraux
ou des Nationaux épris d‘un idéal noble dont ils réduisent la portée à leur
sort. Telles sont les racines historiques de la prévarication et de l‘égoïsme
qui gangrènent la société haïtienne d‘aujourd‘hui.
Ainsi, la société haïtienne actuelle est loin
d‘accorder la place convenable aux civilités et aux actions civiques, à la
tolérance et à l‘intégrité, à la solidarité et au respect des grands principes
moraux. Ce qu‘on peut appeler une identité haïtienne dans ce cas porte les
marques de l‘irrespect et de la grossièreté, de la peur de l‘autre et du besoin
de se protéger de lui comme d‘un mal contagieux. Une crise de confiance associée
à un déplacement des valeurs morales paralyse les rapports sociaux.
Bref, comme je l’ai souligné au début de mon
raisonnement, l’identité haïtienne se construit sur le rapport d’hérédité, c’est-à-dire
le lien entre l’Haïtien et ses aïeux. Le complexe du commandeur hérité de nos aïeux
a non seulement ciselé l‘identité haïtienne mais il a aussi perverti les
valeurs morales et contribué à forger une mentalité rétrograde et égocentrique.
Cette mentalité
rétrograde et égocentrique tue les espoirs.
L‘histoire politique et économique
contemporaine révèle qu’une mentalité rétrograde et égocentrique est à l’origine
du retard que connait le peuple haïtien dans son développement intégral. C’est
la preuve que l’être haïtien n’a pas pu grandir même après deux siècles d’émancipation.
L’identité haïtienne est celle d’un « peuple mineur », immature, incapable
encore de maitriser sa relation avec son propre milieu de vie.
Comme je l’ai également mentionné dans l’introduction
de cette réflexion, le rapport de l’Haïtien avec son milieu de vie joue un rôle
prépondérant dans la construction de son identité. Depuis quelques années les
Haïtiens ne trouvent les causes ou les explications des problèmes sociaux et
politiques qu‘en dehors de leur comportement. Les facteurs de prise de
conscience sont très peu pris en compte. Ils ont fini par se forger la
conviction que le changement de leur propre pays relève non de leurs efforts de
changement mais du miracle, de l‘intervention d‘une puissance inespérée.
La société haïtienne révèle sous l‘effet de cette
mentalité rétrograde et égocentrique des symptômes de régression de plus en
plus aigus. Aucun signe probant d‘un réel progrès n‘est enregistré dans
l‘évolution de la mentalité du peuple et de l‘organisation même de l‘Etat. La superstition
supplante le rationalisme ou l’esprit scientifique dans cette société où prédomine
l’explication surnaturelle de tous les maux, de tous les phénomènes. Un peuple
avec un fond de mentalité superstitieuse et fermée au débat scientifique crée lui-même
ses propres conditions de médiocrité et de paupérisation.
Il n‘est pas un Haïtien qui ne souhaiterait
pas le progrès de son pays. Toutefois, son agir trahit ce vœu. Alors que la
morale sociale exige le dévouement à la vie collective, on constate que l’Haïtien
agit sans ambages au nom de l‘enrichissement personnel. C’est désigner là la
dissolution progressive du lien sociologique et psychologique de l’Haïtien avec
son propre environnement. Aujourd’hui, lorsque l‘Haïtien fait un peu l‘exercice
de sa citoyenneté, il poursuit un objectif bien déterminé : courir à la fortune
par la voie politique. Lorsqu‘il intègre un groupe, une association, ou encore
le Parlement, il poursuit toujours un but précis : s‘assurer le confort de sa situation.
Parce qu‘il s‘implique dans le but unique de gagner des avantages particuliers,
allant de l‘honneur à la richesse, les groupes de pression sociale et de
contre-pouvoir dont il fait partie deviennent inefficaces.
Certains individus au comble de leurs
frustrations réagissent soit en suivant cette tendance comportementale soit en
fuyant le climat d’obscurantisme. Ainsi, l’identité haïtienne est celle d’un
peuple corrompu et d’un peuple migrant ou en transit. Cette catégorisation met à jour ceux qui
défendent la mentalité dominante et ceux qui sont énervés par les conditions du
mal-vivre. Toutefois, entre ces deux catégories se situe celle des résignés. Ce
sont de ceux-là qui ne veulent pas émigrer mais qui ne trouvent pas non plus le
courage de s’opposer à la corruption.
En conséquence, les résultats de cette résignation
fataliste et de cet égocentrisme cupide se lisent à travers le délabrement
continu du pays. Dans cette situation de « à moi d‘abord », l‘insouciance se
généralise au point d‘ignorer que seule la solidarité naturelle peut aider à
satisfaire les attentes collectives. Car, nul ne peut se suffire à lui-même. Au
lieu de promouvoir ce mouvement de solidarité, l‘Haïtien cède aisément aux
tentations du fanatisme et du clientélisme politiques. Il préfère s‘enfermer
dans des sentiments d‘intolérance et de violence par rapport à l‘autre nourri
d‘une vision différente des choses. Il préfère se livrer aux pratiques
clientélaires en vue d‘engranger des avantages particuliers.
En définitive, le motif du bonheur personnel
s‘entrechoque avec celui du bien-être collectif. Tel est le constat que j’ai pu
faire du comportement de l‘Haïtien au cours de ces vingt dernières années. Ce
qui m’amène à le taxer d‘être égocentrique et matérialiste à outrance. Il n‘y
point d‘exagération à dépeindre la réalité sociale telle qu‘elle se vit au jour
le jour. L‘Haïtien se considère, se referme sur lui-même non pas pour
s‘examiner, s‘autocritiquer pour repenser son attitude envers l‘autre mais bien
au contraire pour ériger en barrières les différences sociales, politiques
susceptibles de maintenir l‘autre à la plus lointaine distance possible.
Ces sentiments, plutôt que de servir de
ciment social, remettent en cause l‘identité haïtienne. Et, ceux, fatigués et
dégoutés par des discours politiques stériles et par la dégradation des
conditions de vie, préfèrent l‘exode, l‘émigration, tandis que d’autres optent
pour la violence en tant que mode de valorisation et d‘expression de leur
dignité.
Parler de l‘identité haïtienne revient à
parler de cette absence d‘initiative citoyenne en vue du changement de cette mentalité
rétrograde et égocentrique. Très peu d‘Haïtiens éprouvent en profondeur la
fierté de s‘identifier comme tel. C‘est certain que le progrès souhaité passe
par le rejet de tout complexe et l’ouverture à une mentalité plus progressiste
qui permettra à l’Haïtien de reconnaitre à travers l’éducation que lui seul
peut transformer son destin.
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