Réflexions critiques au sujet de l’avocature dans le système judiciaire haïtien
Dans le système judiciaire haïtien,
l’exercice de la profession d’avocat est en proie à la méfiance et au
dénigrement des justiciables. Le recours au service d’un avocat ne se fait pas
sans aucune arrière-pensée sur la probité de son comportement. Un sentiment de
défiance tenace, il faut le souligner, qui s’incruste dans la mentalité
populaire. Cette perception sceptique de l’avocature, à la différence de la
représentation aimable des autres professions libérales, nait des frustrations
des attentes légitimes à une saine distribution de la justice.
Ainsi
doit-on s’interroger sur le fonctionnement du système judiciaire. Celui-ci, on
le sait, est chargé de veiller à l’application des normes légales dans la
résolution des litiges opposant les justiciables. Toutefois, sans la
contribution de l’avocat, la réalisation de cette mission risque d’être marquée
par l’arbitraire. Dans le système, l’avocat devrait constituer un rempart
contre toutes les perfidies afin de protéger les intérêts du justiciable. La
pratique dans les tribunaux remet en question le rôle effectif de
l’avocat.
L’exercice
de la profession d’avocat suscite diverses interrogations. Premièrement,
comment peut-on expliquer cette méfiance des justiciables face à
l’avocat ? Cette question attire l’attention sur la corruption du système
judiciaire, sur la violation de la déontologie présidant à l’exercice de la
profession, sur l’incompréhension qui traverse les rapports entre l’avocat et
les justiciables. Deuxièmement, quels sont les facteurs à la base de la
corruption du système ? Troisièmement, qu’est-ce qui pousse l’avocat à
violer les règles de la déontologie ? Quatrièmement, pourquoi les
justiciables ont-ils autant de mal à entretenir de bon rapport avec l’avocat ?
Pour
répondre à ces différentes questions, il importe, dans un premier temps,
d’examiner le fonctionnement du système qui semble inspirer le doute et le
dénigrement tout en considérant la place que l’avocat y occupe (I). Par la
suite, il sera donc possible de déterminer le bien-fondé ou non de cette
conception négative qui porte sur l’avocat (II).
I-L’avocature dans le système judiciaire
haïtien
Le
système judiciaire regroupe un ensemble de tribunaux et de cours présidés par
des juges assistés de greffiers et d’huissiers ainsi que des parquets composés
de commissaires du gouvernement et de leurs substituts. La composition d’un
tribunal requiert normalement la présence de ces agents publics et dans
certains cas celle de l’avocat. Celui-ci n’est pas une composante interne du
système. Il est un professionnel, un universitaire versé dans les sciences
juridiques, détenant une licence accordée par l’Etat pour intervenir dans les
procédures judiciaires lorsque son service est régulièrement sollicité. Dans la
pratique, l’avocat assiste le justiciable et donne compétence au tribunal.
C’est là que des questions alarmantes se soulèvent. Est-il nécessaire de se
faire assister par un avocat en matière de justice ? En quoi consiste
réellement cette assistance ? Et la Justice, institution d’ordre public,
est-elle effectivement une structure de protection ou une machine
d’oppression ?
A-L’avocat, la justice et la société :
articulations.
La
définition de l'avocature amène à considérer plusieurs critères d'ordre
intellectuel, social et moral. Traditionnellement, l'avocat correspond au
défenseur d'une cause. C'est là, une représentation trop vague de la nature
réelle l'avocat et de sa finalité. Ainsi faut-il préciser que
l'avocat est d'abord un universitaire dont le parcours est sanctionné par une
licence accordée par l'Etat. Si l'obtention de la licence est la condition
première, il importe de souligner qu'elle est complétée par la nécessité
d'accomplir un stage de deux ans afin de mettre à épreuve les aptitudes à
exercer la profession. Cette approche n'a échappé à personne. En
fait, elle est même corroborée par le décret du 29 mars 1979 qui définit
l’avocat comme le titre attribué au licencié en Droit assermenté, inscrit au
Tableau d’un Ordre ou sur la liste des Stagiaires d’un Barreau de la République[1].
Cette disposition présente une double portée descriptive et normative. D’abord,
l’avocat est un universitaire ayant reçu une formation spéciale et adéquate
sanctionnée par la licence de l’Etat. Ensuite, il est tenu sous la foi du
serment de respecter les principes d’honneur et de dignité.
Il s’agit alors
d’une profession où l’accent est mis sur la pratique de hautes vertus
intellectuelles et morales. Cicéron[2] avait
toujours fait remarquer à quel point le plaidoyer de l’avocat doit être associé
à la culture de l’éloquence et des valeurs morales. En considérant la pratique
devant les tribunaux, beaucoup diront que le plus grand nombre d’avocat est
loin de répondre à ces critères notamment aux exigences de la moralité. C’est
pourquoi la profession d’avocat souffre de plus en plus de la dégradation de
son estime dans le cadre de la société pour qui l’avocature s’inscrit avant
tout dans le registre des professions où la rigueur morale est appariée à une
intelligence bien affinée.
Ensuite,
socialement, l'avocat est vu comme un professionnel dont le secteur d'activité
est notamment la justice. Encore même qu'il peut investir ses compétences dans
d'autres sphères d'activité, il demeure au regard de la société le conseiller,
le guide en matière de justice. C'est le médiateur ou l'intercesseur appelé à
intervenir pour mener à bien des négociations lorsque survient un différend qui
sépare deux parties. La société interprète l'avocature sans illusion, ainsi sa
compréhension de la profession découvre des vices déstabilisateurs des
relations de crédibilité qui doivent se nouer entre des professionnels et leur
clientèle. Du fait que l'avocature correspond à l'organisation sociale et
économique, les avocats sont faits pour défendre les intérêts privés et économiques
des justiciables, ceux-ci peuvent aisément sentir quand l'intérêt professionnel
s'égare de la noblesse pour s'avilir dans les bassesses de la mesquinerie au
détriment des intérêts des petits paysans, des petits propriétaires, des petits
marchands et de toutes les autres catégories de petites gens pour qui l'avocat
devrait s'ériger en ardent et honnête défenseur de leurs prérogatives broyées,
consumées à petit feu par le malaise économique du pays. La société s'est rendu
compte que ce n'est pas le cas. Les avocats sont loin de participer à
l'activisme judiciaire qui devrait permettre la préservation des intérêts de
tous quand on sait que l'Etat haïtien occulte toujours sa responsabilité. Au
lieu de monter au créneau pour fustiger d'abord le non-respect des droits
fondamentaux, l'irresponsabilité de l'Etat puis se lancer comme c'est le cas
dans les pays du Nord dans des initiatives à visée sociale pour contribuer au
progrès du pays, les avocats jouent un rôle très accessoire en Haïti, rôle
consistant pour l'essentiel en la défense des causes criminelles et des
affaires privées aux enjeux mineurs. Or, ils sont les mieux formés aux règles
du droit pour se dresser contre leur violation à un moment de l'histoire
nationale où la politique est rejointe par la Justice.
En fait, sur la
scène politique, tous les problèmes soulevés interpellent une solution
juridique: qu'il s'agisse de la double nationalité, de la destitution du
président, de la corruption électorale, etc. Plus que jamais les avocats font
face aujourd'hui au devoir impérieux de s'engager dans les grands débats
sociaux et économiques, religieux et politiques, culturels et philosophiques
plutôt que de laisser la réflexion sur la résolution des grands problèmes de ce
pays à des fonctionnaires et à des commis de l'Etat qui ignorent le droit ou
contournent volontiers les règles du droit. C'est pourquoi la société devient
méfiante à l'égard de la justice et s'interroge alors sur le rôle véritable des
avocats dans un pays où la violation des normes et des procédures légales et
constitutionnelles devient monnaie courante.
B- Le rôle de l'avocat dans le
fonctionnement de la justice
En effet, Haïti
n'est pas à proprement parler un Etat de droit: l'existence des normes
juridiques est une condition nécessaire mais non suffisante. Il importe que ces
normes soient prépondérantes et fortes de sorte que nul, voire l'Etat, ne
parvient à se soustraire à leurs contraintes. Jusqu' à date l'on espère le
miracle de l'Etat de droit. Dans ce contexte d'attente, quel rôle l'avocat
doit-il remplir pour garantir la prégnance du Droit?
L'histoire de
l'humanité offre de nombreux exemples où les avocats ont joué un rôle essentiel
dans le déclenchement des courants de transformations des sociétés. Au cours de
la Renaissance, le courant de renouveau qui traversa l'Europe doit son origine
aux efforts de certains hommes de loi. Ces derniers ont non seulement contribué
au progrès social mais aussi à l'apparition de l'Etat, comme pouvoir investi
des demandes du peuple et de la charge de coordonner toutes les activités
nécessaires à l'avancement de tous. Rabelais montra son antipathie pour le
despotisme; Montaigne, pour l'intolérance. Leur engagement intellectuel dans
l'intérêt du progrès collectif a tracé la voie que d'autres écrivains allaient
emprunter. C'est dans cette logique que je reprends ici cette affirmation de
Nicolas Baverez qui soutient: "Depuis le XVIème siècle,
les avocats ont joué un rôle majeur dans l’émergence et la constitution de
l’État de droit". Certes, à cette époque, l'on n'évoquait pas encore le
concept d'Etat de droit, mais l'on défendait déjà avec énergie les principes
fondateurs de l'Etat de droit.
Il faut noter
que les siècles suivants ont vu émerger d'autres hommes de loi, des avocats qui
se sont dressés en des militants animés de la foi dans le changement. Le XVIIIe siècle
en est le plus remarquable. A dater de cette ère, les avocats étaient devenus
de potentiels militants contre l'autocratie et l'intolérance, les ardents
défenseurs des droits de l'homme que la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen allait consacrer en 1789. Ces hommes de loi, à la fois des philosophes
éclairés, ont placé la justice au premier rang des principes construisant le
bien-être humain. De l'avis de Montesquieu, les magistrats représentent
l'organe d'expression de la loi et les avocats de leur côté constituent les
pédagogues, les militants du droit qui engagent toute leur personne à assurer
le triomphe de la loi.
Ces hommes ont
prouvé que le droit seul peut canaliser une société vers le changement
escompté. Car, le droit implique plus de finesse que d'agressivité, plus de
neutralité que de compromission, plus de sens critique que de conviction
sentimentaliste. Bref, le droit, ainsi que les avocats qui le manient, le
portent, l'élèvent, joue un rôle d'accélérateur de la dynamique sociale.
Pour ainsi
dire, aujourd'hui, les sociétés ayant connu les plus importantes
transformations sociale et économique, politique et structurelle, sont celles
où les avocats ont agi efficacement pour aiguiller l'opinion populaire, les
organes décisionnels dans les voies que le droit a su frayer. En peu de mots,
les avocats y sont les motivateurs et les combattants persuasifs pour le
changement intégral. Comme dans le cadre de leur activisme judiciaire, ils sont
portés à intervenir sur toutes les questions susceptibles de soulever des
problèmes juridiques: environnement, santé, logement, famille, éducation, etc.,
leurs compétences paraissent quasiment universelles et font d'eux les
intellectuels les mieux placés pour participer à la régulation des institutions
dont dépend le progrès humain et social.
Etant un
militant du droit, qui touche à tous les aspects de la vie sociale, les avocats
sont en principe en possession de l'instrument le plus efficace pour façonner
les structures qui satisferaient le mieux les attentes de chacun. L'efficacité
du droit est de nos jours la garantie du changement, du moins les béquilles
juridiques qui aident toute société à se relever.
C'est pourquoi
dans le cadre de la justice qui s'étend aux affaires privées, politiques,
administratives, sociales et économiques, le rôle de l'avocat devient plus
approfondi. Son rôle n'est point seulement lié à la défense de cas
particuliers, à l'assistance juridique, aux conseils juridiques, aux
négociations entre les parties litigieuses. Il est associé à la conquête de
l'équité et de la justice dans toutes les circonstances, indistinctement, où
sont menacés, lésés les droits d'une personne physique ou morale, la vie et les
institutions de l'Etat, bref, l'intérêt collectif. Tout compte fait, la santé
des sociétés modernes dépend des actions consciencieuses des avocats, comme la
santé d'un patient dépend de la perspicacité de son médecin.
Aussi est-il
urgent dans la société haïtienne que les avocats s'affranchissent du joug
imposé par la politique à la justice, pour permettre au contraire que la
justice puisse remplir en toute indépendance sa mission. Même si la société
haïtienne est encore foncièrement superstitieuse et peu évoluée sur le plan
scientifique, elle parvient assez bien aujourd’hui à discerner l'importance du
droit. Mais il manque du côté des avocats la volonté ferme de combattre pour la
suprématie du droit.
Aujourd'hui le
fait que le droit est encore chancelant, boitillant, en Haïti, est le problème
majeur qui entrave le développement réel du pays. Alors, les praticiens du
droit doivent se réveiller, s'engager pour rappeler au pouvoir politique, à la
conscience citoyenne, que la construction de l'Etat de droit impose la pratique
de grandes vertus, telle la civilité, l'intégrité, le respect scrupuleux de la
loi. Et ces vertus, seule une structure judiciaire solide peut les favoriser.
C- Justice : une protection ou une
oppression ?
« Ce qui m’effraie, ce n’est pas
l’oppression des méchants ; c’est l’indifférence des bons. »
Martin Luther King
Une vieille
leçon de sagesse disait : « Par la justice, un roi élève une
nation ». La grandeur et le progrès d’un peuple sont subordonnés à des
structures juridiques et judiciaires efficaces. La place restreinte faite à la
justice dans le fonctionnement de l’Etat haïtien explique pour une large part
le retard, du moins, la lenteur par rapport au développement. Malgré tout,
Haïti connait une grande inclination pour le droit. C’est peut-être là un
paradoxe. Les gouvernés et les gouvernants réclament l’application du droit,
par ailleurs ils passent leur temps à contourner les exigences qui en
découlent.
Si l’intérêt
pour l’application du droit est manifeste, les raisons des violations répétées
des normes sont généralement implicites, car elles renvoient à des manœuvres
louches dont certaines se font de nos jours jamais à la lumière du jour. Je
préfère insister ici sur l’enthousiasme manifeste, voire grandissant du peuple
pour le droit, lors même que les pratiques superstitieuses demeurent très
coriaces dans la mentalité populaire. Cette exaltation pour le droit
s’accompagne d’une augmentation de la demande en justice. C’est un fait qui
prouve que de plus en plus de jeunes s’intéressent à l’avocature comme un
débouché peut-être. Cette demande avide du droit se lit également dans la
curiosité populaire autour des grandes questions politiques et sociales qui ne
manquent pas de soulever des débats juridiques. Dans tous les recoins du pays,
les gens agitent des questions sur les élections, la double nationalité, le comportement
des parlementaires, etc. Mais c’est dommage que cette curiosité ne soit pas
satisfaite à défaut d’une méthode soit d’information, soit de formation.
C’est là que
les avocats sont interpellés. Ils doivent être au front du combat pour la
préservation du droit, en l’occurrence le bon fonctionnement de la justice.
Leur vie professionnelle tient de l’efficacité du système, alors leur
engagement doit aller au-delà du simple règlement de cas pour s’étendre à la
volonté de rendre fiable le mécanisme de la justice.
Personne n’est
dupe. Le fonctionnement de la justice en Haïti met en évidence d’énormes
difficultés qui ne peuvent être aplanies sans qu’il y ait – ce que j’appelle véritablement
– une « révolution mentale », c’est-à-dire un revirement de la
perception des institutions dans le pays, un rejet systématique de
l’égocentrisme.
En fait, parler
de la justice revient à considérer plusieurs facteurs, certains autorisent à la
voir comme une structure de protection, d’autres comme une inquiétante machine
d’oppression.
La justice est
un service public administratif, par conséquent son accessibilité devrait être
offerte au plus grand nombre, si ce n’est à tout le monde. L’absence de
structure d’aide judiciaire compromet l’accès à la justice en Haïti, un pays
particulièrement frappé par la paupérisation et la faiblesse du pouvoir
d’achat. Plus de 75 % de la population éprouvent de grandes difficultés à
supporter les coûts des procédures et des services juridiques.
Le service d’un
avocat est onéreux. D’où la nécessité d’instaurer l’aide judiciaire. Le fait
que le système n’offre pas une aide même partielle laisse comprendre pourquoi
il est vu comme une machine d’exploitation et d’oppression.
Un autre
facteur à considérer est la faiblesse des moyens logistiques dans le système.
Les officiers de la police judiciaire manquent terriblement à leur mission à
cause de carences matérielles : problème de locomotion, mauvais état des
locaux, etc. A ces problèmes s’ajoutent le non-respect des critères de qualification
dans les professions de justice.
De plus, à
l’heure où l’informatique et les nouvelles techniques de l’information changent
les rapports dans le monde, l’on constate que les professions judiciaires
demeurent encore à l’écart de la modernisation. La faiblesse de la technologie,
par exemple, n’est pas pour peu dans l’inefficacité de la recherche des preuves
en matière de justice.
Là encore, il
ne fait aucun doute que cette situation déteint sur le système et amène à le
décrire comme un rouage démodé, inapte à satisfaire les attentes des
justiciables. Cette insatisfaction est aggravée par le non-respect des règles
de la déontologie et de l’éthique que l’on observe dans le monde judiciaire.
II- L’avocature, les questions qu’elle
suscite
L’exercice de
la profession d’avocat se déploie dans tous les secteurs d’activité de la
société. L’avocat est un professionnel polyvalent, apte à s’accommoder, le cas
échéant, à toutes les circonstances et à collaborer avec tous les autres
professionnels pour faire luire la justice. Son intervention est requise
davantage par la société. Ce qui est d’autant plus vrai en ce qui concerne le
régime des responsabilités. Il n’est point un domaine où l’on peut prétendre
être exempt de toute obligation. Les frontières sont devenues si minces que
l’avocat est souvent sollicité pour aider la Justice à établir soit les causes
de l’engagement, soit les causes de l’exonération. La nécessité de son
implication pour déterminer les responsabilités dans la variété des cas
litigieux est avérée. Néanmoins, son implication laisse la plupart du temps un
goût d’insatisfaction. De toute façon, la remise en question de l’avocature
véhicule la réflexion sur la piste de la déontologie de la profession.
Les diatribes
fusent de toutes parts quant à l’intégrité de l’avocature. Lorsqu’un cas
singulier s’ingénie à se détacher de l’image du fond que se fait la société, il
n’est pas pour autant épargné de la déconsidération qui entache l’avocature.
C’est dire à quel point l’individualisme dans l’effort de redressement est vain
et souligner du même coup l’opportunité d’une authentique concertation qui
aurait gain de cause de ces critiques virulentes s’abattant sur la profession
comme une pluie de malédiction et, peut-être une telle concertation serait
capable de renverser les diverses raisons à la base de ce préjugé contre
l’avocature. Il va sans dire que ces raisons se ramènent à l’inobservation de
l’éthique et de la déontologie professionnelles. Ces manquements créent dans la
pratique une situation inquiétante qui permet de dresser une longue liste de
questions sur le vrai sens de la profession d’avocat. Dans l’envergure de mes
réflexions, je retiens tout uniment quelques-unes de ces pertinentes
interrogations traduisant les discrédits aussi pesants qu’une écharpe de plomb
sur l’avocature. Face à la désinvolture marquée par rapport à l’éthique
professionnelle, n’est-il pas logique de se demander qu’est devenu
l’avocat ? Est-il alors un défenseur ou un démarcheur ? Est-il un
professionnel fumiste et prévaricateur se souciant très peu de la demande de
justice mais beaucoup du gain en espèce numéraire ? Quoique ces questions
puissent amener des réponses relativement mitigées, nul ne saurait contester
qu’elles ont très certainement attiré l’attention sur le besoin crucial de
repenser la déontologie des professions de justice en
Haïti.
A-Mais qu’est devenu l’avocat ?
Dans les pays
développés, l'avocature demeure une profession de prestige. L'avocat y est
considéré en qualité de champion contre les forces de l'oppression de toute
nature. Cette image est quelque peu écorchée dans les pays sous-développés.
Mais, il n'en demeure pas moins certain que l'avocat évoque idéalement sous
toutes les latitudes un homme ou une femme de devoir, un être de grande force
morale, habile à assurer avec honneur et dignité la protection des intérêts
généralement quelconque de tous les membres du corps social. De sérieux espoirs
sont fondés sur l'avocat à qui incombe la tâche ennoblissante de contribuer à
la propagation du droit et à l'enseignement de l'équité. Cette vision idéaliste
assoit le prestige de l'avocature, mais pas forcément le prestige de l'individu
qui embrasse la profession. Le métier en soi s'accompagne de noblesse. Mais le
sens du devoir qui conduit à cette noblesse doit être éduqué chez l'homme ou la
femme, d'où le rigorisme de la déontologie présidant à l'avocature. N'est-ce pas
pendant longtemps l'une des premières professions libérales à être soumises aux
rigueurs d'une éthique élitiste instaurée et surveillée par un Ordre légalement
constitué?
En fait,
l'éthique de la profession d'avocat se résume en des vertus morales qui sont
pour l’essentiel : la probité, l'intégrité, le respect, l'assiduité et
l'honneur. La liste des vertus que doit pratiquer l'avocat n'est pas
limitative. Bien au contraire, elle s'enrichit au gré des apports des relations
qui s'établissent nécessairement avec les autres professionnels. Saint Yve,
patron des avocats, a démontré, par sa vie engagée pour le respect de ce qui
est juste et équitable, les valeurs qui élèvent l'avocat à la plus haute
dignité professionnelle.
C'est en
fonction de ces principes d'éthique et de déontologie que l'avocat est perçu à
travers l'histoire des sociétés humaines comme le protecteur des opprimés et
des êtres vulnérables, le défenseur de la veuve et de l'orphelin, le militant
pour la gloire de la justice, un acteur tenant le dé dans la dynamique sociale.
A propos, précisons que cette peinture est esquissée à partir des règles
d'éthique, mais non à partir des faits de la pratique, plus concrets que les
règles qui définissent un idéal situé assez loin de l'évolution réelle de la
profession.
Aujourd'hui,
comment comprendre l'évolution de la profession d'avocat en Haïti? Ces
dernières décennies, le pays a été saccagé par des cataclysmes naturels et des
catastrophes anthropiques qui mettent en évidence la nécessité de disposer non
d'intellectuels radoteurs, mais de techniciens compétents et spécialisés. Cette
position est occupée d'abord par la communauté internationale puis par les ONG.
Ces entités ont affirmé qu'Haïti souffre de problèmes techniques. Alors, il
faut former des techniciens plutôt que des "philosophes" bourrés de
complexes. Tout en démontrant les faiblesses de l'Etat haïtien, ces mêmes
entités ont dénoncé l'incapacité des intellectuels à réagir efficacement contre
les cyclones, le séisme, les émeutes de la faim, etc. ayant bouleversé le pays.
Il s'ensuit un rejet accompagné de mépris de la classe intellectuelle haïtienne
trop opportuniste, manquant de pragmatisme. Une situation qui touche de plein
fouet l'avocat qui est vu également comme un radoteur puisqu'il n'a pas su non
plus manifester son utilité dans les moments de tourmente. Bref, l'évolution
pratique de la société haïtienne amène à comprendre l'avocat comme un
intellectuel radoteur et niais, dépourvu de tout sens pragmatique.
De plus, il va
de soi que cette évolution s'accompagne de la résurgence de phénomènes de
criminalité, de phénomènes de corruption combinés aux phénomènes de dégradation
environnementale, qui ont eu pour corollaire une augmentation de la demande
dans tous les services: santé, éducation, sécurité, alimentation, justice, etc.
La hausse de la demande en justice ne correspond pas à l'offre en justice qui
demeure très faible, avec par exemple, sans se verser dans trop de données
statistiques, 183 tribunaux de paix pour une population qui frise la barre de
100 millions d'habitants. Cet état d'inaccessibilité à la justice ouvre
malheureusement la voie à la vénalité et à la concussion. La
"justice" au même titre que n'importe quelle production marchande
s'octroie au plus offrant sous le regard complaisant de la société civile, sous
l'œil anémique de l'Etat, sous l'observation indifférente des ONG qui trouvent
là de bonnes raisons pour s'installer dans le pays. Dans une telle conjoncture,
l'avocat, incapable de plaider contre le système contrôlé d'ailleurs par les
juges et les commissaires du gouvernement, est devenu un négociateur sans
caractère afin d'assurer une subsistance éhontée et peut-être une carrière
pouvant être brisée aisément par les caprices des agents publics du monde
judiciaire. L'avocat est isolé dans un système qui le bat en brèche.
Finalement, le
système impose à l'avocat un choix quant à son devenir professionnel. Même si
le décret du 29 mars 1979 pose les règles d'éthique et tend à valoriser
l'exercice de la profession, plusieurs raisons expliquent pourquoi les avocats,
coincés entre la dignité et la malhonnêteté, préfèrent choisir la voie de se
faire des alliés à n'importe quel prix. Je souligne dans ces réflexions quatre
raisons fondamentales. Pour commencer, la complaisance des justiciables, des
groupes de pression sociale et de la société civile laisse au monde judiciaire
les coudées franches, et cette trop grande liberté est assimilée à la
permissivité de distribuer la justice comme un produit marchand, ainsi avocat est-il
devenu le canal des négociations de "prévente". Pour faire suite,
l'absence d'une réelle volonté de lutte contre les manœuvres perfides est à
déplorer. A quoi bon, ce semble, combattre un système qui répugne à la morale
dès lors qu'il satisfait le goût du profit. Et la recherche effrénée des
avantages de toutes sortes vient compléter la liste. Dans un tel système,
dit-on, l'avocat n'est jamais en cause. Donc, il n'y a point aucune honte à
s'acoquiner avec juges et commissaires pour engranger les bénéfices. Pour
finir, il faut noter les déficiences des structures de lutte contre la
corruption. Celles-ci dépourvues des moyens de leur mission se bornent à des
dénonciations, là où il faut des sanctions austères.
En somme, ces
facteurs expliquent nettement pourquoi l'avocature est devenue aujourd'hui une
profession couverte d'opprobre, discréditée dans son prestige, souillée dans sa
noblesse. Un état de fait qui incite à se demander si l'avocat est un défenseur
ou un démarcheur.
B-L’avocat : défenseur ou
démarcheur ?
L'avocat est
aujourd'hui frappé d'un cuisant discrédit. Dans le système judiciaire, il est
sans cesse remis en question. L'organisation du système place les juges et les
commissaires dans des positions de commandement. Ces derniers détiennent des
prérogatives de décision. Ces décisions influent sur la carrière de l'avocat.
Dans le souci de s'assurer un avenir moins incertain dans la profession,
l'avocat est porté à sympathiser avec les juges et les parquetiers. Cette
collaboration en soi n'est point délétère, bien au contraire, elle concourt au
fonctionnement normal de l'appareil judiciaire. Ce n'est pas le principe de
collaboration qui alimente le discrédit qui s'appesantit sur l'avocat, c'est en
revanche la perversion de ce principe. D'ou découle cette perversion?
Dans le monde
judiciaire, les juges et les parquetiers sont des agents publics à la solde de
l'Etat. L'instabilité des institutions étatiques peut à n'importe quel moment
renverser leur situation sociale et du même coup économique. Cette éventualité
inquiétante est à la base de comportement prévaricateur dans le système. La
quête éhontée de profit devient logique dans un système où l'on peut être démis
pour toutes sortes de raisons inexplicables du jour au lendemain. Ceci est
encore plus vrai pour les membres du parquet. A cette virtualité se combine la
précarité de leur salaire. La modicité des revenus des magistrats et des
commissaires a longtemps fait couler beaucoup d'encre et de salive. Tantôt
ajusté à la hausse, le salaire dans le milieu judiciaire est l'un des facteurs
explicatifs de la vénalité du système. Certains s'y opposeront. Bien
évidemment, la question du salaire est associée à un véritable défaut
d'intégrité. J'ai déjà souligné que le non-respect des règles d'éthique et de
déontologie compromet gravement la marche de l'appareil judiciaire.
En fait,
l'instabilité des emplois, en dépit des mandats à durée déterminée fixée par la
loi, due le plus souvent aux interférences inopportunes de l'Exécutif ou du
Législatif, alliée à la faiblesse des revenus des agents publics et au manque
d'éthique, constitue la source de la perversion du principe de collaboration
entre les avocats et les juges et les parquetiers. La conséquence c'est que
l'avocat se trouve contraint de répondre aux attentes de ces agents, si
lui-même il veut avoir la garantie d'aller à bon port. Et toute tentative de se
rebeller contre le système entraine alors une exclusion de l'avocat. Dans ce
cas, il ne peut que travailler de concert avec ces agents dans le sens du
profit avant de considérer ce qui est légal ou juste. A ce point, l'avocat,
incapable de lutter seul contre le système, se contente de jouer le rôle que le
système lui attribue : le démarcheur. Il perd son prestige de défenseur des
droits et des valeurs fondant le bien-être social. Là encore, il aurait pu ne
pas se laisser emporter par cette vague de tentation du lucre, si la société
s'était montrée moins indifférente par rapport aux dérives des institutions et
des valeurs.
A ce propos, je
parlais à un collègue qui me disait : «Il est plus facile de faire preuve
d'héroïsme que de faire preuve d'honnêteté". Je conviens que son
observation est juste. D'ailleurs, les structures sociales encouragent les
actions d'éclat et méprisent les actes honnêtes. Dans le contexte social
actuel, l'interversion des valeurs aide à justifier des iniquités. Un effort de
solidarité se révèle difficile pour de nombreuses personnes. Par ailleurs,
l'idée de complicité les attire, car elle met avant tout en évidence le partage
du profit. Cette logique explique la perversion du principe de collaboration
dont je parlais plus haut. La collaboration est dénaturée, elle se change en
connivence, en combine. C'est dommage! L'avocat devient à la fois un acteur et
une victime de cette forme de connivence. Il est forcé de faire route avec les
juges et les parquetiers, sinon il est fini. Il est vilipendé par les
justiciables qui n'ont pas encore atteint la conscience de s'en prendre plutôt
aux agents publics du monde judiciaire.
Je me permets de
rapporter une histoire. Deux hommes sont accusés de vol avec effraction. Une
plainte a été déposée contre eux. Un mandat d'amener a été décerné. Ayant
appris qu'ils sont l'objet d'un mandat pour vol, ils se sont volontairement
présentés au tribunal de simple police. La, ils ont été appréhendés et gardés à
vue. Le juge maintient qu'ils sont suspectés d'avoir commis un vol avec
effraction. Mais, il n'a dressé qu'un constat contenant les déclarations du
gérant. Il n'a pu trouver aucune preuve contre les prévenus. Malgré tout,
l'affaire est déférée au parquet. Le commissaire en charge du dossier
constatant tout de même que le dossier n'est pas solide se garde de classer
sans suite, et demande à l'avocat des prévenus de "négocier". La
négociation a été rejetée. Ainsi, les prévenus ont du passer un mois et
quelques jours en prison. Le pire, par la suite, le commissaire a introduit
l'affaire au correctionnel. A l'audience, il a déclaré qu'il renonce à la poursuite,
car il n'y a pas de preuve. Or, l'avocat lui avait adressé maintes requêtes en
ce sens. Il a préféré aller au tribunal et laisser trainer le dossier, car il
n'y avait pas de "négociation". De ce fait, les clients se dressent
alors contre l'avocat. Selon eux, il devrait accepter la négociation pour
éviter le long séjour en prison.
Il faut en déduire
que la complaisance des justifiables, l'esprit de lucre des juges et des
parquetiers ont malheureusement pour effet de transformer l'avocat-défenseur en
avocat-démarcheur. Comme les démarches auprès de ces agents se font à coup
d'argent, les justiciables se plaignent toujours de verser trop d'argent à
l'avocat.
C-Payez-vous trop d’argent à
l’avocat ?
Dans le
souci de de faire valoir vos droits, le recours à un avocat peut s'avérer
nécessaire. Ses connaissances techniques seront mises au service du mandat que
vous lui octroyez afin de satisfaire vos attentes légitimes. Le mandat que vous
lui donnez se fonde sur la base d'une convention d'honoraires. Et c'est là que
se pose la question de savoir si vous versez trop d'argent à l'avocat.
Je me permets
de faire deux grandes considérations par rapport à cette question.
Premièrement, la défense de vos droits est fondamentale. Selon cette logique,
il n'y a pas de prix inabordable pour garantir ses droits. Certains se
verraient alors prêts à tout risquer pour la sauvegarde de leurs droits et
biens. C'est donc une logique de survie, de préservation contre vents et
marées. Elle est loin d'être une logique "stupide". Toutefois, à mon
humble avis, elle n'est pas la bonne. Dans une société qui se veut
démocratique, la garantie des droits de tout individu est assurée par les
dispositions constitutionnelles et légales. Ce qui implique que nul n'a besoin
de se prêter à des excès ou de se livrer à des risques pour sauvegarder ses
droits. En termes clairs, l'accès à la Justice n'est pas un privilège exclusif,
mais une opportunité offerte à tout citoyen indépendamment de son statut ou
rang ou couleur, etc.
La deuxième
considération amène à l'analyse du principe d'accessibilité. C'est un des
principes clés du fonctionnement de la Justice. Ce principe constitue le socle
de la sécurité juridique dans toute société démocratique. Il n'en est pas le
seul, mais c'est de loin le plus important. Que suppose le principe d’accessibilité
?
Ce principe suppose
que tout individu doit pouvoir se faire entendre, c'est-à-dire avoir la
possibilité de faire valoir leurs droits et intérêts devant la Justice en bénéficiant
de toutes les garanties nécessaires. La première de ces garanties est bien
évidemment l'accès à un avocat. Quand le coût des services d'un avocat est
inabordable pour le citoyen lambda, le principe d'accessibilité à la Justice
est bafoué. Le citoyen ordinaire se retrouve empêtré dans une situation qui lui
fait perdre confiance dans les vertus de la Justice. Ce n'est pas qu'il dénie
l'importance des services de l'avocat. C'est tout uniment que son droit
constitutionnel est violé. Peut-être à cause de l'avocat? Peut-être à cause de
la déficience du système judiciaire?
La simple
logique nous fait comprendre que ce serait une erreur de ne pas louer les
services d'un avocat dans une situation délictuelle ou litigieuse qui pourrait
vous coûter encore plus cher. Naturellement quand les enjeux sont
considérables, le citoyen haïtien ordinaire risque tout ou abandonne son sort à
la bonne volonté de certains organismes fournissant une assistance juridique.
L'Etat haïtien n'a aucun programme d'assistance juridique organisé. Des
Organisations Non-Gouvernementales interviennent parfois pour assister le
citoyen ordinaire en cas de difficulté.
En raison de
la situation économique précaire qui prévaut dans le pays, l'on comprend
aisément que s'offrir les services d'un avocat est quasiment un luxe. En Haïti,
les conventions d'honoraires des avocats déterminent deux principaux modes de
facturation: un montant forfaitaire qui comprend le coût de tout ce que
l'avocat doit entreprendre pour exécuter son mandat et une rémunération à
pourcentage essentiellement appliquée en cas de recouvrement de créances ou
d'actions en dommages et intérêts.
Comme je l'ai
souligné plus haut, le non-respect des règles d'éthique et de déontologie dans
le fonctionnement du système judiciaire fait payer le prix lourd aux
justiciables. Qu'il s'agisse de montant forfaitaire, l'avocat se voit obliger
de demander un prix qui lui permettrait d'être en position de
"négocier" le cas de son client. J'entends par là que lorsque le cas
est défendable devant un tribunal dans une durée relativement raisonnable,
l'avocat exigera de son client au moins le double ce que la procédure aurait pu
coûter dans le respect des règles éthiques et déontologiques. Qu'il s'agisse de
rémunération à pourcentage, l'avocat requiert 10% de la créance en cas de
résolution de l'affaire en dehors des tribunaux et 20% de la créance ou de
l'indemnité en cas d'intervention par devant les instances judiciaires. Or,
compte tenu de la situation de déliquescence déontologique et éthique, l'on
comprend que les coûts des "négociations" en sous-main seront ajoutés
à ce que le client sera contraint de payer pour les services de l'avocat. C'est
une réalité on ne peut plus absurde!
[1] Article 1 du Décret du 29 mars 1979 règlementant la profession
d’avocat.
[2] Ecrivain et avocat latin, auteur Des Lois, ouvrage écrit au 1er siècle
av. J.C.
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