mercredi 1 mars 2017

L'AVOCATURE DANS LE SYSTEME JUDICIAIRE HAITIEN

Réflexions critiques au sujet de l’avocature dans le système judiciaire haïtien


       Dans le système judiciaire haïtien, l’exercice de la profession d’avocat est en proie à la méfiance et au dénigrement des justiciables. Le recours au service d’un avocat ne se fait pas sans aucune arrière-pensée sur la probité de son comportement. Un sentiment de défiance tenace, il faut le souligner, qui s’incruste dans la mentalité populaire. Cette perception sceptique de l’avocature, à la différence de la représentation aimable des autres professions libérales, nait des frustrations des attentes légitimes à une saine distribution de la justice.

            Ainsi doit-on s’interroger sur le fonctionnement du système judiciaire. Celui-ci, on le sait, est chargé de veiller à l’application des normes légales dans la résolution des litiges opposant les justiciables. Toutefois, sans la contribution de l’avocat, la réalisation de cette mission risque d’être marquée par l’arbitraire. Dans le système, l’avocat devrait constituer un rempart contre toutes les perfidies afin de protéger les intérêts du justiciable. La pratique dans les tribunaux remet en question le rôle effectif de l’avocat. 

            L’exercice de la profession d’avocat suscite diverses interrogations. Premièrement, comment peut-on expliquer cette méfiance des justiciables face à l’avocat ? Cette question attire l’attention sur la corruption du système judiciaire, sur la violation de la déontologie présidant à l’exercice de la profession, sur l’incompréhension qui traverse les rapports entre l’avocat et les justiciables. Deuxièmement, quels sont les facteurs à la base de la corruption du système ? Troisièmement, qu’est-ce qui pousse l’avocat à violer les règles de la déontologie ? Quatrièmement, pourquoi les justiciables ont-ils autant de mal à entretenir de bon rapport avec l’avocat ?

            Pour répondre à ces différentes questions, il importe, dans un premier temps, d’examiner le fonctionnement du système qui semble inspirer le doute et le dénigrement tout en considérant la place que l’avocat y occupe (I). Par la suite, il sera donc possible de déterminer le bien-fondé ou non de cette conception négative qui porte sur l’avocat (II). 

I-L’avocature dans le système judiciaire haïtien

            Le système judiciaire regroupe un ensemble de tribunaux et de cours présidés par des juges assistés de greffiers et d’huissiers ainsi que des parquets composés de commissaires du gouvernement et de leurs substituts. La composition d’un tribunal requiert normalement la présence de ces agents publics et dans certains cas celle de l’avocat. Celui-ci n’est pas une composante interne du système. Il est un professionnel, un universitaire versé dans les sciences juridiques, détenant une licence accordée par l’Etat pour intervenir dans les procédures judiciaires lorsque son service est régulièrement sollicité. Dans la pratique, l’avocat assiste le justiciable et donne compétence au tribunal. C’est là que des questions alarmantes se soulèvent. Est-il nécessaire de se faire assister par un avocat en matière de justice ? En quoi consiste réellement cette assistance ? Et la Justice, institution d’ordre public, est-elle effectivement une structure de protection ou une machine d’oppression ?

A-L’avocat, la justice et la société : articulations.

            La définition de l'avocature amène à considérer plusieurs critères d'ordre intellectuel, social et moral. Traditionnellement, l'avocat correspond au défenseur d'une cause. C'est là, une représentation trop vague de la nature réelle l'avocat et de sa finalité.  Ainsi faut-il préciser que l'avocat est d'abord un universitaire dont le parcours est sanctionné par une licence accordée par l'Etat. Si l'obtention de la licence est la condition première, il importe de souligner qu'elle est complétée par la nécessité d'accomplir un stage de deux ans afin de mettre à épreuve les aptitudes à exercer la profession. Cette approche n'a échappé à personne.  En fait, elle est même corroborée par le décret du 29 mars 1979 qui définit l’avocat comme le titre attribué au licencié en Droit assermenté, inscrit au Tableau d’un Ordre ou sur la liste des Stagiaires d’un Barreau de la République[1]. Cette disposition présente une double portée descriptive et normative. D’abord, l’avocat est un universitaire ayant reçu une formation spéciale et adéquate sanctionnée par la licence de l’Etat. Ensuite, il est tenu sous la foi du serment de respecter les principes d’honneur et de dignité.  

Il s’agit alors d’une profession où l’accent est mis sur la pratique de hautes vertus intellectuelles et morales. Cicéron[2] avait toujours fait remarquer à quel point le plaidoyer de l’avocat doit être associé à la culture de l’éloquence et des valeurs morales. En considérant la pratique devant les tribunaux, beaucoup diront que le plus grand nombre d’avocat est loin de répondre à ces critères notamment aux exigences de la moralité. C’est pourquoi la profession d’avocat souffre de plus en plus de la dégradation de son estime dans le cadre de la société pour qui l’avocature s’inscrit avant tout dans le registre des professions où la rigueur morale est appariée à une intelligence bien affinée.

            Ensuite, socialement, l'avocat est vu comme un professionnel dont le secteur d'activité est notamment la justice. Encore même qu'il peut investir ses compétences dans d'autres sphères d'activité, il demeure au regard de la société le conseiller, le guide en matière de justice. C'est le médiateur ou l'intercesseur appelé à intervenir pour mener à bien des négociations lorsque survient un différend qui sépare deux parties. La société interprète l'avocature sans illusion, ainsi sa compréhension de la profession découvre des vices déstabilisateurs des relations de crédibilité qui doivent se nouer entre des professionnels et leur clientèle. Du fait que l'avocature correspond à l'organisation sociale et économique, les avocats sont faits pour défendre les intérêts privés et économiques des justiciables, ceux-ci peuvent aisément sentir quand l'intérêt professionnel s'égare de la noblesse pour s'avilir dans les bassesses de la mesquinerie au détriment des intérêts des petits paysans, des petits propriétaires, des petits marchands et de toutes les autres catégories de petites gens pour qui l'avocat devrait s'ériger en ardent et honnête défenseur de leurs prérogatives broyées, consumées à petit feu par le malaise économique du pays. La société s'est rendu compte que ce n'est pas le cas. Les avocats sont loin de participer à l'activisme judiciaire qui devrait permettre la préservation des intérêts de tous quand on sait que l'Etat haïtien occulte toujours sa responsabilité. Au lieu de monter au créneau pour fustiger d'abord le non-respect des droits fondamentaux, l'irresponsabilité de l'Etat puis se lancer comme c'est le cas dans les pays du Nord dans des initiatives à visée sociale pour contribuer au progrès du pays, les avocats jouent un rôle très accessoire en Haïti, rôle consistant pour l'essentiel en la défense des causes criminelles et des affaires privées aux enjeux mineurs. Or, ils sont les mieux formés aux règles du droit pour se dresser contre leur violation à un moment de l'histoire nationale où la politique est rejointe par la Justice.

En fait, sur la scène politique, tous les problèmes soulevés interpellent une solution juridique: qu'il s'agisse de la double nationalité, de la destitution du président, de la corruption électorale, etc. Plus que jamais les avocats font face aujourd'hui au devoir impérieux de s'engager dans les grands débats sociaux et économiques, religieux et politiques, culturels et philosophiques plutôt que de laisser la réflexion sur la résolution des grands problèmes de ce pays à des fonctionnaires et à des commis de l'Etat qui ignorent le droit ou contournent volontiers les règles du droit. C'est pourquoi la société devient méfiante à l'égard de la justice et s'interroge alors sur le rôle véritable des avocats dans un pays où la violation des normes et des procédures légales et constitutionnelles devient monnaie courante. 

B- Le rôle de l'avocat dans le fonctionnement de la justice

En effet, Haïti n'est pas à proprement parler un Etat de droit: l'existence des normes juridiques est une condition nécessaire mais non suffisante. Il importe que ces normes soient prépondérantes et fortes de sorte que nul, voire l'Etat, ne parvient à se soustraire à leurs contraintes. Jusqu' à date l'on espère le miracle de l'Etat de droit. Dans ce contexte d'attente, quel rôle l'avocat doit-il remplir pour garantir la prégnance du Droit?

L'histoire de l'humanité offre de nombreux exemples où les avocats ont joué un rôle essentiel dans le déclenchement des courants de transformations des sociétés. Au cours de la Renaissance, le courant de renouveau qui traversa l'Europe doit son origine aux efforts de certains hommes de loi. Ces derniers ont non seulement contribué au progrès social mais aussi à l'apparition de l'Etat, comme pouvoir investi des demandes du peuple et de la charge de coordonner toutes les activités nécessaires à l'avancement de tous. Rabelais montra son antipathie pour le despotisme; Montaigne, pour l'intolérance. Leur engagement intellectuel dans l'intérêt du progrès collectif a tracé la voie que d'autres écrivains allaient emprunter. C'est dans cette logique que je reprends ici cette affirmation de Nicolas Baverez qui soutient: "Depuis le XVIème siècle, les avocats ont joué un rôle majeur dans l’émergence et la constitution de l’État de droit". Certes, à cette époque, l'on n'évoquait pas encore le concept d'Etat de droit, mais l'on défendait déjà avec énergie les principes fondateurs de l'Etat de droit. 

Il faut noter que les siècles suivants ont vu émerger d'autres hommes de loi, des avocats qui se sont dressés en des militants animés de la foi dans le changement. Le XVIIIe siècle en est le plus remarquable. A dater de cette ère, les avocats étaient devenus de potentiels militants contre l'autocratie et l'intolérance, les ardents défenseurs des droits de l'homme que la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen allait consacrer en 1789. Ces hommes de loi, à la fois des philosophes éclairés, ont placé la justice au premier rang des principes construisant le bien-être humain. De l'avis de Montesquieu, les magistrats représentent l'organe d'expression de la loi et les avocats de leur côté constituent les pédagogues, les militants du droit qui engagent toute leur personne à assurer le triomphe de la loi.

Ces hommes ont prouvé que le droit seul peut canaliser une société vers le changement escompté. Car, le droit implique plus de finesse que d'agressivité, plus de neutralité que de compromission, plus de sens critique que de conviction sentimentaliste. Bref, le droit, ainsi que les avocats qui le manient, le portent, l'élèvent, joue un rôle d'accélérateur de la dynamique sociale. 

Pour ainsi dire, aujourd'hui, les sociétés ayant connu les plus importantes transformations sociale et économique, politique et structurelle, sont celles où les avocats ont agi efficacement pour aiguiller l'opinion populaire, les organes décisionnels dans les voies que le droit a su frayer. En peu de mots, les avocats y sont les motivateurs et les combattants persuasifs pour le changement intégral. Comme dans le cadre de leur activisme judiciaire, ils sont portés à intervenir sur toutes les questions susceptibles de soulever des problèmes juridiques: environnement, santé, logement, famille, éducation, etc., leurs compétences paraissent quasiment universelles et font d'eux les intellectuels les mieux placés pour participer à la régulation des institutions dont dépend le progrès humain et social.

Etant un militant du droit, qui touche à tous les aspects de la vie sociale, les avocats sont en principe en possession de l'instrument le plus efficace pour façonner les structures qui satisferaient le mieux les attentes de chacun. L'efficacité du droit est de nos jours la garantie du changement, du moins les béquilles juridiques qui aident toute société à se relever.

C'est pourquoi dans le cadre de la justice qui s'étend aux affaires privées, politiques, administratives, sociales et économiques, le rôle de l'avocat devient plus approfondi. Son rôle n'est point seulement lié à la défense de cas particuliers, à l'assistance juridique, aux conseils juridiques, aux négociations entre les parties litigieuses. Il est associé à la conquête de l'équité et de la justice dans toutes les circonstances, indistinctement, où sont menacés, lésés les droits d'une personne physique ou morale, la vie et les institutions de l'Etat, bref, l'intérêt collectif. Tout compte fait, la santé des sociétés modernes dépend des actions consciencieuses des avocats, comme la santé d'un patient dépend de la perspicacité de son médecin.  

Aussi est-il urgent dans la société haïtienne que les avocats s'affranchissent du joug imposé par la politique à la justice, pour permettre au contraire que la justice puisse remplir en toute indépendance sa mission. Même si la société haïtienne est encore foncièrement superstitieuse et peu évoluée sur le plan scientifique, elle parvient assez bien aujourd’hui à discerner l'importance du droit. Mais il manque du côté des avocats la volonté ferme de combattre pour la suprématie du droit.

Aujourd'hui le fait que le droit est encore chancelant, boitillant, en Haïti, est le problème majeur qui entrave le développement réel du pays. Alors, les praticiens du droit doivent se réveiller, s'engager pour rappeler au pouvoir politique, à la conscience citoyenne, que la construction de l'Etat de droit impose la pratique de grandes vertus, telle la civilité, l'intégrité, le respect scrupuleux de la loi. Et ces vertus, seule une structure judiciaire solide peut les favoriser.

C- Justice : une protection ou une oppression ?

« Ce qui m’effraie, ce n’est pas l’oppression des méchants ; c’est l’indifférence des bons. »

Martin Luther King

Une vieille leçon de sagesse disait : « Par la justice, un roi élève une nation ». La grandeur et le progrès d’un peuple sont subordonnés à des structures juridiques et judiciaires efficaces. La place restreinte faite à la justice dans le fonctionnement de l’Etat haïtien explique pour une large part le retard, du moins, la lenteur par rapport au développement. Malgré tout, Haïti connait une grande inclination pour le droit. C’est peut-être là un paradoxe. Les gouvernés et les gouvernants réclament l’application du droit, par ailleurs ils passent leur temps à contourner les exigences qui en découlent.

Si l’intérêt pour l’application du droit est manifeste, les raisons des violations répétées des normes sont généralement implicites, car elles renvoient à des manœuvres louches dont certaines se font de nos jours jamais à la lumière du jour. Je préfère insister ici sur l’enthousiasme manifeste, voire grandissant du peuple pour le droit, lors même que les pratiques superstitieuses demeurent très coriaces dans la mentalité populaire. Cette exaltation pour le droit s’accompagne d’une augmentation de la demande en justice. C’est un fait qui prouve que de plus en plus de jeunes s’intéressent à l’avocature comme un débouché peut-être. Cette demande avide du droit se lit également dans la curiosité populaire autour des grandes questions politiques et sociales qui ne manquent pas de soulever des débats juridiques. Dans tous les recoins du pays, les gens agitent des questions sur les élections, la double nationalité, le comportement des parlementaires, etc. Mais c’est dommage que cette curiosité ne soit pas satisfaite à défaut d’une méthode soit d’information, soit de formation.

C’est là que les avocats sont interpellés. Ils doivent être au front du combat pour la préservation du droit, en l’occurrence le bon fonctionnement de la justice. Leur vie professionnelle tient de l’efficacité du système, alors leur engagement doit aller au-delà du simple règlement de cas pour s’étendre à la volonté de rendre fiable le mécanisme de la justice.

Personne n’est dupe. Le fonctionnement de la justice en Haïti met en évidence d’énormes difficultés qui ne peuvent être aplanies sans qu’il y ait – ce que j’appelle véritablement – une « révolution mentale », c’est-à-dire un revirement de la perception des institutions dans le pays, un rejet systématique de l’égocentrisme.

En fait, parler de la justice revient à considérer plusieurs facteurs, certains autorisent à la voir comme une structure de protection, d’autres comme une inquiétante machine d’oppression.

La justice est un service public administratif, par conséquent son accessibilité devrait être offerte au plus grand nombre, si ce n’est à tout le monde. L’absence de structure d’aide judiciaire compromet l’accès à la justice en Haïti, un pays particulièrement frappé par la paupérisation et la faiblesse du pouvoir d’achat. Plus de 75 % de la population éprouvent de grandes difficultés à supporter les coûts des procédures et des services juridiques.

Le service d’un avocat est onéreux. D’où la nécessité d’instaurer l’aide judiciaire. Le fait que le système n’offre pas une aide même partielle laisse comprendre pourquoi il est vu comme une machine d’exploitation et d’oppression.

Un autre facteur à considérer est la faiblesse des moyens logistiques dans le système. Les officiers de la police judiciaire manquent terriblement à leur mission à cause de carences matérielles : problème de locomotion, mauvais état des locaux, etc. A ces problèmes s’ajoutent le non-respect des critères de qualification dans les professions de justice. 

De plus, à l’heure où l’informatique et les nouvelles techniques de l’information changent les rapports dans le monde, l’on constate que les professions judiciaires demeurent encore à l’écart de la modernisation. La faiblesse de la technologie, par exemple, n’est pas pour peu dans l’inefficacité de la recherche des preuves en matière de justice.

Là encore, il ne fait aucun doute que cette situation déteint sur le système et amène à le décrire comme un rouage démodé, inapte à satisfaire les attentes des justiciables. Cette insatisfaction est aggravée par le non-respect des règles de la déontologie et de l’éthique que l’on observe dans le monde judiciaire.

II- L’avocature, les questions qu’elle suscite

L’exercice de la profession d’avocat se déploie dans tous les secteurs d’activité de la société. L’avocat est un professionnel polyvalent, apte à s’accommoder, le cas échéant, à toutes les circonstances et à collaborer avec tous les autres professionnels pour faire luire la justice. Son intervention est requise davantage par la société. Ce qui est d’autant plus vrai en ce qui concerne le régime des responsabilités. Il n’est point un domaine où l’on peut prétendre être exempt de toute obligation. Les frontières sont devenues si minces que l’avocat est souvent sollicité pour aider la Justice à établir soit les causes de l’engagement, soit les causes de l’exonération. La nécessité de son implication pour déterminer les responsabilités dans la variété des cas litigieux est avérée. Néanmoins, son implication laisse la plupart du temps un goût d’insatisfaction. De toute façon, la remise en question de l’avocature véhicule la réflexion sur la piste de la déontologie de la profession.

Les diatribes fusent de toutes parts quant à l’intégrité de l’avocature. Lorsqu’un cas singulier s’ingénie à se détacher de l’image du fond que se fait la société, il n’est pas pour autant épargné de la déconsidération qui entache l’avocature. C’est dire à quel point l’individualisme dans l’effort de redressement est vain et souligner du même coup l’opportunité d’une authentique concertation qui aurait gain de cause de ces critiques virulentes s’abattant sur la profession comme une pluie de malédiction et, peut-être une telle concertation serait capable de renverser les diverses raisons à la base de ce préjugé contre l’avocature. Il va sans dire que ces raisons se ramènent à l’inobservation de l’éthique et de la déontologie professionnelles. Ces manquements créent dans la pratique une situation inquiétante qui permet de dresser une longue liste de questions sur le vrai sens de la profession d’avocat. Dans l’envergure de mes réflexions, je retiens tout uniment quelques-unes de ces pertinentes interrogations traduisant les discrédits aussi pesants qu’une écharpe de plomb sur l’avocature. Face à la désinvolture marquée par rapport à l’éthique professionnelle, n’est-il pas logique de se demander qu’est devenu l’avocat ? Est-il alors un défenseur ou un démarcheur ? Est-il un professionnel fumiste et prévaricateur se souciant très peu de la demande de justice mais beaucoup du gain en espèce numéraire ? Quoique ces questions puissent amener des réponses relativement mitigées, nul ne saurait contester qu’elles ont très certainement attiré l’attention sur le besoin crucial de repenser la déontologie des professions de justice en Haïti.               

A-Mais qu’est devenu l’avocat ?

Dans les pays développés, l'avocature demeure une profession de prestige. L'avocat y est considéré en qualité de champion contre les forces de l'oppression de toute nature. Cette image est quelque peu écorchée dans les pays sous-développés. Mais, il n'en demeure pas moins certain que l'avocat évoque idéalement sous toutes les latitudes un homme ou une femme de devoir, un être de grande force morale, habile à assurer avec honneur et dignité la protection des intérêts généralement quelconque de tous les membres du corps social. De sérieux espoirs sont fondés sur l'avocat à qui incombe la tâche ennoblissante de contribuer à la propagation du droit et à l'enseignement de l'équité. Cette vision idéaliste assoit le prestige de l'avocature, mais pas forcément le prestige de l'individu qui embrasse la profession. Le métier en soi s'accompagne de noblesse. Mais le sens du devoir qui conduit à cette noblesse doit être éduqué chez l'homme ou la femme, d'où le rigorisme de la déontologie présidant à l'avocature. N'est-ce pas pendant longtemps l'une des premières professions libérales à être soumises aux rigueurs d'une éthique élitiste instaurée et surveillée par un Ordre légalement constitué?    

En fait, l'éthique de la profession d'avocat se résume en des vertus morales qui sont pour l’essentiel : la probité, l'intégrité, le respect, l'assiduité et l'honneur. La liste des vertus que doit pratiquer l'avocat n'est pas limitative. Bien au contraire, elle s'enrichit au gré des apports des relations qui s'établissent nécessairement avec les autres professionnels. Saint Yve, patron des avocats, a démontré, par sa vie engagée pour le respect de ce qui est juste et équitable, les valeurs qui élèvent l'avocat à la plus haute dignité professionnelle.

C'est en fonction de ces principes d'éthique et de déontologie que l'avocat est perçu à travers l'histoire des sociétés humaines comme le protecteur des opprimés et des êtres vulnérables, le défenseur de la veuve et de l'orphelin, le militant pour la gloire de la justice, un acteur tenant le dé dans la dynamique sociale. A propos, précisons que cette peinture est esquissée à partir des règles d'éthique, mais non à partir des faits de la pratique, plus concrets que les règles qui définissent un idéal situé assez loin de l'évolution réelle de la profession. 

Aujourd'hui, comment comprendre l'évolution de la profession d'avocat en Haïti? Ces dernières décennies, le pays a été saccagé par des cataclysmes naturels et des catastrophes anthropiques qui mettent en évidence la nécessité de disposer non d'intellectuels radoteurs, mais de techniciens compétents et spécialisés. Cette position est occupée d'abord par la communauté internationale puis par les ONG. Ces entités ont affirmé qu'Haïti souffre de problèmes techniques. Alors, il faut former des techniciens plutôt que des "philosophes" bourrés de complexes. Tout en démontrant les faiblesses de l'Etat haïtien, ces mêmes entités ont dénoncé l'incapacité des intellectuels à réagir efficacement contre les cyclones, le séisme, les émeutes de la faim, etc. ayant bouleversé le pays. Il s'ensuit un rejet accompagné de mépris de la classe intellectuelle haïtienne trop opportuniste, manquant de pragmatisme. Une situation qui touche de plein fouet l'avocat qui est vu également comme un radoteur puisqu'il n'a pas su non plus manifester son utilité dans les moments de tourmente. Bref, l'évolution pratique de la société haïtienne amène à comprendre l'avocat comme un intellectuel radoteur et niais, dépourvu de tout sens pragmatique.

De plus, il va de soi que cette évolution s'accompagne de la résurgence de phénomènes de criminalité, de phénomènes de corruption combinés aux phénomènes de dégradation environnementale, qui ont eu pour corollaire une augmentation de la demande dans tous les services: santé, éducation, sécurité, alimentation, justice, etc. La hausse de la demande en justice ne correspond pas à l'offre en justice qui demeure très faible, avec par exemple, sans se verser dans trop de données statistiques, 183 tribunaux de paix pour une population qui frise la barre de 100 millions d'habitants. Cet état d'inaccessibilité à la justice ouvre malheureusement la voie à la vénalité et à la concussion. La "justice" au même titre que n'importe quelle production marchande s'octroie au plus offrant sous le regard complaisant de la société civile, sous l'œil anémique de l'Etat, sous l'observation indifférente des ONG qui trouvent là de bonnes raisons pour s'installer dans le pays. Dans une telle conjoncture, l'avocat, incapable de plaider contre le système contrôlé d'ailleurs par les juges et les commissaires du gouvernement, est devenu un négociateur sans caractère afin d'assurer une subsistance éhontée et peut-être une carrière pouvant être brisée aisément par les caprices des agents publics du monde judiciaire. L'avocat est isolé dans un système qui le bat en brèche.

Finalement, le système impose à l'avocat un choix quant à son devenir professionnel. Même si le décret du 29 mars 1979 pose les règles d'éthique et tend à valoriser l'exercice de la profession, plusieurs raisons expliquent pourquoi les avocats, coincés entre la dignité et la malhonnêteté, préfèrent choisir la voie de se faire des alliés à n'importe quel prix. Je souligne dans ces réflexions quatre raisons fondamentales. Pour commencer, la complaisance des justiciables, des groupes de pression sociale et de la société civile laisse au monde judiciaire les coudées franches, et cette trop grande liberté est assimilée à la permissivité de distribuer la justice comme un produit marchand, ainsi avocat est-il devenu le canal des négociations de "prévente". Pour faire suite, l'absence d'une réelle volonté de lutte contre les manœuvres perfides est à déplorer. A quoi bon, ce semble, combattre un système qui répugne à la morale dès lors qu'il satisfait le goût du profit. Et la recherche effrénée des avantages de toutes sortes vient compléter la liste. Dans un tel système, dit-on, l'avocat n'est jamais en cause. Donc, il n'y a point aucune honte à s'acoquiner avec juges et commissaires pour engranger les bénéfices.  Pour finir, il faut noter les déficiences des structures de lutte contre la corruption. Celles-ci dépourvues des moyens de leur mission se bornent à des dénonciations, là où il faut des sanctions austères.

En somme, ces facteurs expliquent nettement pourquoi l'avocature est devenue aujourd'hui une profession couverte d'opprobre, discréditée dans son prestige, souillée dans sa noblesse. Un état de fait qui incite à se demander si l'avocat est un défenseur ou un démarcheur.   

B-L’avocat : défenseur ou démarcheur ?

       L'avocat est aujourd'hui frappé d'un cuisant discrédit. Dans le système judiciaire, il est sans cesse remis en question. L'organisation du système place les juges et les commissaires dans des positions de commandement. Ces derniers détiennent des prérogatives de décision. Ces décisions influent sur la carrière de l'avocat. Dans le souci de s'assurer un avenir moins incertain dans la profession, l'avocat est porté à sympathiser avec les juges et les parquetiers. Cette collaboration en soi n'est point délétère, bien au contraire, elle concourt au fonctionnement normal de l'appareil judiciaire. Ce n'est pas le principe de collaboration qui alimente le discrédit qui s'appesantit sur l'avocat, c'est en revanche la perversion de ce principe. D'ou découle cette perversion?

     Dans le monde judiciaire, les juges et les parquetiers sont des agents publics à la solde de l'Etat. L'instabilité des institutions étatiques peut à n'importe quel moment renverser leur situation sociale et du même coup économique. Cette éventualité inquiétante est à la base de comportement prévaricateur dans le système. La quête éhontée de profit devient logique dans un système où l'on peut être démis pour toutes sortes de raisons inexplicables du jour au lendemain. Ceci est encore plus vrai pour les membres du parquet. A cette virtualité se combine la précarité de leur salaire. La modicité des revenus des magistrats et des commissaires a longtemps fait couler beaucoup d'encre et de salive. Tantôt ajusté à la hausse, le salaire dans le milieu judiciaire est l'un des facteurs explicatifs de la vénalité du système. Certains s'y opposeront. Bien évidemment, la question du salaire est associée à un véritable défaut d'intégrité. J'ai déjà souligné que le non-respect des règles d'éthique et de déontologie compromet gravement la marche de l'appareil judiciaire. 

      En fait, l'instabilité des emplois, en dépit des mandats à durée déterminée fixée par la loi, due le plus souvent aux interférences inopportunes de l'Exécutif ou du Législatif, alliée à la faiblesse des revenus des agents publics et au manque d'éthique, constitue la source de la perversion du principe de collaboration entre les avocats et les juges et les parquetiers. La conséquence c'est que l'avocat se trouve contraint de répondre aux attentes de ces agents, si lui-même il veut avoir la garantie d'aller à bon port. Et toute tentative de se rebeller contre le système entraine alors une exclusion de l'avocat. Dans ce cas, il ne peut que travailler de concert avec ces agents dans le sens du profit avant de considérer ce qui est légal ou juste. A ce point, l'avocat, incapable de lutter seul contre le système, se contente de jouer le rôle que le système lui attribue : le démarcheur. Il perd son prestige de défenseur des droits et des valeurs fondant le bien-être social. Là encore, il aurait pu ne pas se laisser emporter par cette vague de tentation du lucre, si la société s'était montrée moins indifférente par rapport aux dérives des institutions et des valeurs.

      A ce propos, je parlais à un collègue qui me disait : «Il est plus facile de faire preuve d'héroïsme que de faire preuve d'honnêteté". Je conviens que son observation est juste. D'ailleurs, les structures sociales encouragent les actions d'éclat et méprisent les actes honnêtes. Dans le contexte social actuel, l'interversion des valeurs aide à justifier des iniquités. Un effort de solidarité se révèle difficile pour de nombreuses personnes. Par ailleurs, l'idée de complicité les attire, car elle met avant tout en évidence le partage du profit. Cette logique explique la perversion du principe de collaboration dont je parlais plus haut. La collaboration est dénaturée, elle se change en connivence, en combine. C'est dommage! L'avocat devient à la fois un acteur et une victime de cette forme de connivence. Il est forcé de faire route avec les juges et les parquetiers, sinon il est fini. Il est vilipendé par les justiciables qui n'ont pas encore atteint la conscience de s'en prendre plutôt aux agents publics du monde judiciaire. 

      Je me permets de rapporter une histoire. Deux hommes sont accusés de vol avec effraction. Une plainte a été déposée contre eux. Un mandat d'amener a été décerné. Ayant appris qu'ils sont l'objet d'un mandat pour vol, ils se sont volontairement présentés au tribunal de simple police. La, ils ont été appréhendés et gardés à vue. Le juge maintient qu'ils sont suspectés d'avoir commis un vol avec effraction. Mais, il n'a dressé qu'un constat contenant les déclarations du gérant. Il n'a pu trouver aucune preuve contre les prévenus. Malgré tout, l'affaire est déférée au parquet. Le commissaire en charge du dossier constatant tout de même que le dossier n'est pas solide se garde de classer sans suite, et demande à l'avocat des prévenus de "négocier". La négociation a été rejetée. Ainsi, les prévenus ont du passer un mois et quelques jours en prison. Le pire, par la suite, le commissaire a introduit l'affaire au correctionnel. A l'audience, il a déclaré qu'il renonce à la poursuite, car il n'y a pas de preuve. Or, l'avocat lui avait adressé maintes requêtes en ce sens. Il a préféré aller au tribunal et laisser trainer le dossier, car il n'y avait pas de "négociation". De ce fait, les clients se dressent alors contre l'avocat. Selon eux, il devrait accepter la négociation pour éviter le long séjour en prison.

      Il faut en déduire que la complaisance des justifiables, l'esprit de lucre des juges et des parquetiers ont malheureusement pour effet de transformer l'avocat-défenseur en avocat-démarcheur. Comme les démarches auprès de ces agents se font à coup d'argent, les justiciables se plaignent toujours de verser trop d'argent à l'avocat.

C-Payez-vous trop d’argent à l’avocat ?

         Dans le souci de de faire valoir vos droits, le recours à un avocat peut s'avérer nécessaire. Ses connaissances techniques seront mises au service du mandat que vous lui octroyez afin de satisfaire vos attentes légitimes. Le mandat que vous lui donnez se fonde sur la base d'une convention d'honoraires. Et c'est là que se pose la question de savoir si vous versez trop d'argent à l'avocat. 

        Je me permets de faire deux grandes considérations par rapport à cette question. Premièrement, la défense de vos droits est fondamentale. Selon cette logique, il n'y a pas de prix inabordable pour garantir ses droits. Certains se verraient alors prêts à tout risquer pour la sauvegarde de leurs droits et biens. C'est donc une logique de survie, de préservation contre vents et marées. Elle est loin d'être une logique "stupide". Toutefois, à mon humble avis, elle n'est pas la bonne. Dans une société qui se veut démocratique, la garantie des droits de tout individu est assurée par les dispositions constitutionnelles et légales. Ce qui implique que nul n'a besoin de se prêter à des excès ou de se livrer à des risques pour sauvegarder ses droits. En termes clairs, l'accès à la Justice n'est pas un privilège exclusif, mais une opportunité offerte à tout citoyen indépendamment de son statut ou rang ou couleur, etc. 

       La deuxième considération amène à l'analyse du principe d'accessibilité. C'est un des principes clés du fonctionnement de la Justice. Ce principe constitue le socle de la sécurité juridique dans toute société démocratique. Il n'en est pas le seul, mais c'est de loin le plus important. Que suppose le principe d’accessibilité ? 

      Ce principe suppose que tout individu doit pouvoir se faire entendre, c'est-à-dire avoir la possibilité de faire valoir leurs droits et intérêts devant la Justice en bénéficiant de toutes les garanties nécessaires. La première de ces garanties est bien évidemment l'accès à un avocat. Quand le coût des services d'un avocat est inabordable pour le citoyen lambda, le principe d'accessibilité à la Justice est bafoué. Le citoyen ordinaire se retrouve empêtré dans une situation qui lui fait perdre confiance dans les vertus de la Justice. Ce n'est pas qu'il dénie l'importance des services de l'avocat. C'est tout uniment que son droit constitutionnel est violé. Peut-être à cause de l'avocat? Peut-être à cause de la déficience du système judiciaire?     

        La simple logique nous fait comprendre que ce serait une erreur de ne pas louer les services d'un avocat dans une situation délictuelle ou litigieuse qui pourrait vous coûter encore plus cher. Naturellement quand les enjeux sont considérables, le citoyen haïtien ordinaire risque tout ou abandonne son sort à la bonne volonté de certains organismes fournissant une assistance juridique. L'Etat haïtien n'a aucun programme d'assistance juridique organisé. Des Organisations Non-Gouvernementales interviennent parfois pour assister le citoyen ordinaire en cas de difficulté. 

        En raison de la situation économique précaire qui prévaut dans le pays, l'on comprend aisément que s'offrir les services d'un avocat est quasiment un luxe. En Haïti, les conventions d'honoraires des avocats déterminent deux principaux modes de facturation: un montant forfaitaire qui comprend le coût de tout ce que l'avocat doit entreprendre pour exécuter son mandat et une rémunération à pourcentage essentiellement appliquée en cas de recouvrement de créances ou d'actions en dommages et intérêts. 

        Comme je l'ai souligné plus haut, le non-respect des règles d'éthique et de déontologie dans le fonctionnement du système judiciaire fait payer le prix lourd aux justiciables. Qu'il s'agisse de montant forfaitaire, l'avocat se voit obliger de demander un prix qui lui permettrait d'être en position de "négocier" le cas de son client. J'entends par là que lorsque le cas est défendable devant un tribunal dans une durée relativement raisonnable, l'avocat exigera de son client au moins le double ce que la procédure aurait pu coûter dans le respect des règles éthiques et déontologiques. Qu'il s'agisse de rémunération à pourcentage, l'avocat requiert 10% de la créance en cas de résolution de l'affaire en dehors des tribunaux et 20% de la créance ou de l'indemnité en cas d'intervention par devant les instances judiciaires. Or, compte tenu de la situation de déliquescence déontologique et éthique, l'on comprend que les coûts des "négociations" en sous-main seront ajoutés à ce que le client sera contraint de payer pour les services de l'avocat. C'est une réalité on ne peut plus absurde!         


[1] Article 1 du Décret du 29 mars 1979 règlementant la profession d’avocat.
[2] Ecrivain et avocat latin, auteur Des Lois, ouvrage écrit au 1er siècle av. J.C.

Aucun commentaire:

Avocat et Magistrat de profession.