Pourquoi les mots sales ne sont plus choquants
dans la société haïtienne ?
La vulgarité blesse de moins en moins la
sensibilité sociale. Les oreilles et les yeux de la grande majorité de la
population haïtienne sont ouverts à l'appréciation des insanités, en parole et
en image. L'avalanche de mots vulgaires et d'obscénités toutes crues, déversés
dans les conversations ordinaires ponctuant les activités journalières ou
martelés dans les chansons populaires animant l'ambiance de la vie
quotidienne en Haïti a de quoi offusquer les gens sensibles à la décence et au
raffinement des goûts. Pour beaucoup, la vogue de la vulgarité est le signe
inquiétant de la déperdition morale et du désespoir d'une société qui
s'abandonne à la dérive des mœurs. Pourquoi aujourd'hui les gens ne se gênent
plus de débiter des mots sales partout et en toutes circonstances ? Pourquoi la
population, dans sa majorité, reprend en chœur et chante avec entrain les chansons
grossières ? Comment le phénomène de la vulgarité s'est-il développé ? La
société haïtienne serait-elle en déliquescence ? Ces questions sont désormais
soulevées. Et, les réponses sont loin de ce que l'on pense de la jeunesse, de
la société actuelle.
Dans cet article, je vous invite non pas à
répéter des mots sales ; l'idée n'est nullement l'apologie de l'indécence ni de
dresser la litanie des grossièretés courantes, mais à découvrir pourquoi la
vulgarité et l'indécence sont autrement considérées par la société contemporaine,
pourquoi aujourd'hui le choix des mots sales fait gagner de la sympathie et
plaît plutôt que de choquer les oreilles.
Des
mots sales pour dire l’indignation sociale.
Il y a lieu de conduire une double approche
par rapport aux questions de moralité faisant débat dans la société ces
derniers jours. La première approche est de nature purement et simplement
morale, dans le sens de morale comme choix conséquent à la volonté de changer
les choses. La seconde, quant à elle, est de nature socio-économique ;
elle vise les pressions sociales et économiques ayant influencé les goûts et
les besoins. Ces deux approches aident à comprendre que les mots sales disent
l’indignation de la société haïtienne.
Approche
morale :
Le choix des mots sales n’est pas un choix immoral.
D’entrée de jeu, il faut le dire, la jeunesse
haïtienne n’est pas en déliquescence comme on pouvait bien le croire. Tout
homme développe l’instinct naturel de liberté. Le bébé se sent vite coincé dans
son berceau et veut courir à la conquête du monde. Tout naturellement, l’être
humain éprouve le besoin de s’affirmer, de se réaliser pleinement. Ce besoin
s’amplifie sous les contraintes de la vie sociale.
La vie en société est organisée par diverses
institutions en passant par la famille, l’école, l’église, les associations,
jusqu’aux institutions étatiques dont dépend le bien-être général. Les
dysfonctionnements de celles-ci affectent le comportement social de chacun.
Leur effritement est effectivement dû au mauvais choix de la société elle-même
à une époque donnée. A partir du moment où cette société veut opérer de
nouveaux choix pour surmonter les échecs, remédier les défaillances, elle entre
dans un état de critique virulente, d’une remise en question débridée de la
situation qu’elle est en train de vivre. C’est à cette phase qu’est parvenue la
société haïtienne. La conscience des mauvais choix du passé aiguise le désir d’améliorer
le cadre de vie, et pour atteindre sa maturité, donc devenir générale, elle
doit encourager la virulence de la critique dans l’ensemble de la communauté.
C’est pourquoi la société haïtienne,
notamment la jeunesse, principale victime des politiques antérieures, abonde
dans le sens de cette virulence. Les nouveaux genres musicaux, les récents
films à leur goût, sont ceux où le langage dit la vérité dans toute sa crudité.
Le « Raboday »
dit les choses crument, mais nul ne peut contredire les vérités dérangeantes
qu’il exprime. Quel Haïtien peut contester ces mots d’une chanson Raboday :
« Ki cho w’ fè ? Cho,
chomeko », c’est-à-dire le show de la jeunesse c’est le show du
chômage. Une façon de dénoncer la grande inactivité professionnelle de la
jeunesse. Si le choix des mots peut sembler trivial, la réalité derrière ces
mots est navrante.
L’adoption de cette nouvelle forme de langage,
sans édulcorant, frappante par sa sincérité brutale, montre à quel point la société,
particulièrement la jeunesse, veut faire sauter les barrières pour ouvrir la
voie à une nouvelle structuration des institutions du pays. Voilà pourquoi la
jeunesse a été séduite par l’ex-président Michel Martelly qui s’est identifié
comme le « président charogne ».
Elle s’est retrouvée dans son langage nu, extraverti, non travesti par les artifices
de la décente éloquence.
La société reconnait que le langage vif et
trivial peut être blâmable. Elle ne peut s’empêcher de reconnaitre, par
ailleurs, que le temps requiert de dire les choses telles qu’elles sont. La crudité,
la vulgarité, la brutalité sont les caractéristiques du nouveau discours
d’engagement de la jeunesse qui juge préférable de rejeter l’hypocrisie
oratoire.
Le recours à un vocabulaire grossier, suggestif, ne correspond pas à un choix immoral, mais plutôt à la volonté morale de saigner les plaies sociales pour mieux les panser. C’est donc une morale d’action conséquente à la recherche de l’amélioration des conditions matérielles d’existence.
Le recours à un vocabulaire grossier, suggestif, ne correspond pas à un choix immoral, mais plutôt à la volonté morale de saigner les plaies sociales pour mieux les panser. C’est donc une morale d’action conséquente à la recherche de l’amélioration des conditions matérielles d’existence.
Approche
socio-économique :
Le choix des mots sales suit la logique des libertés
individuelles.
C’est avec la revendication des libertés au
lendemain de 1986, suite au renversement de Duvalier fils, que s’est enclenchée
la libération des mœurs. Les mœurs sont devenues libres ; et la liberté,
en soi, est confondue avec la licence. Du coup, la quête de satisfaction des libertés
individuelles allait entrainer le changement des goûts, le besoin de paraitre
et l’exigence de transparence.
La société haïtienne, ne craignant plus la
censure, exerce la jouissance de ses droits démocratiques en commençant par se
livrer ouvertement à des pratiques jusque-là dissimulées dans les profondeurs des
convenances. L’homosexualité, lors même qu’elle n’a pas été acceptée, s’est
manifestée à la lumière du jour. Le changement des goûts s’annonce et rien ne
peut plus arrêter le train des libertés. Le langage populaire est alors influencé
par cette libération des mœurs. Ainsi, est né ce que l’on peut appeler le phénomène
de vulgarité, qui a servi effectivement à la vulgarisation des libertés démocratiques.
Au fil du temps, le phénomène a pris
davantage d’ampleur. Il s’est généralisé au point que les termes et expressions
vulgaires, voire obscènes, rentrent sans ambages dans les conversations
quotidiennes. A l’heure actuelle, ils n’ont plus la même portée choquante et
abêtissante pour la plus grande fraction de la population.
Le goût de la liberté s’est accompagné du
besoin de paraitre. La jeunesse haïtienne parle de « show biz ». Ce besoin de paraitre pousse à l’extravagance
jusque dans le langage. Les limites de ce qui est estimé un langage approprié
sont franchies sans aucune gêne pour emprunter des mots librement choisis dans
le seul objectif de paraitre, de se faire voir. Des slogans clinquants deviennent
courants : « Jounen jodia,
se pa bakaloreya, se bak chat ». Une façon de dire qu’à l’heure
actuelle, les jeunes sont obligés de se prostituer plutôt que d’étudier.
Ce n’est pas que la société haïtienne, spécifiquement
la jeunesse, n’est pas en mesure de comprendre que le langage populaire est pétri
de mots dont il faudrait se garder d’utiliser. C’est un choix conscient parce
que ces mots sales disent la vérité sans fard, exprime le principe de
transparence que la société revendique dans l’organisation et le fonctionnement
des institutions privées et publiques.
La préférence à la vérité toute nue explique
l’adoption de cette nouvelle forme de langage. Ainsi, la société, comme tout
individu qui ne se serait pas bridé en cas d’insultes et de maltraitance,
préfère délibérément recourir à un langage clair, vif, dénué de subtilités,
pour s’attaquer à la corruption administrative, l’exploitation des femmes, la
proportion alarmante du chômage, l’hypocrisie des églises, etc.
Peu de gens sont aujourd’hui froissés par le caractère
trivial, obscène et vulgaire du langage populaire. Ces mots, autrefois
interdits, forment le champ lexical de discours politiques aussi bien que de
meringues carnavalesques et d’autres chansons populaires. Ce langage populaire
cru ne peut être interprété de façon simpliste comme un coefficient élevé de décrépitude
morale. Bien au contraire, le choix des mots sales ne heurte plus la sensibilité
parce qu’ils traduisent la liberté d’opinion, le dessein moral de secouer des
institutions hypocrites et d’exiger la transparence dans la vie collective.
Aujourd’hui, l’Haïtien de tout âge vous dit : « Ban m’koze a ! ». Il exige la vérité telle quelle. La quête
de la vérité et le combat contre les hypocrisies sociales sont des tâches
ennoblissantes. Ce n’est pas la restauration de la censure qu’il faut, mais l’assainissement
de toutes les vilenies et les saletés que la jeunesse haïtienne est obligée de dénoncer
à coups de mots sales.
Pour y parvenir, n’hésitez pas à partager votre
opinion sur la question, avec les mots que vous voulez, à commenter cet article,
pour qu’ensemble nous puissions combattre le retour de la censure et lutter
pour aboutir aux stratégies d’assainissement des saletés qui avilissent Haïti.
2 commentaires:
La raison est simple Jasmin. Je vais répondre directement au titre de ton texte......
Nous sommes une nation qui a passé presque toute notre existence dans la servitude et la dictature. Geographiquement nous sommes trop proches d'une des premieres nations propagandistes de la "democratie" que sont les Etats Unis. Apres la chute de Duvalier (le fils) nous passons directement de la dictature à la démocratie. Or la démocratie est une valeur culturelle qui requiert un apprentissage et un cheminement....Nous étions pas encore préparés pour la démocratie tout comme un prisionnier qui ne sait quoi faire de sa liberté. Il nous fallait une periode de transition afin que les valeurs démocratiques soit bien inculquees dans vie et habitudes....Le voisin qui dérange à 4h du mat, la presse qui confond le libertinage et la liberté de la presse....et la masse qui utilisent "les mots sales"....sous prexte de la liberté d'expression......
Bref! Nous n'étions pas encore préparés pour la démocratie.
En effet, la démocratie requiert un apprentissage des valeurs et des normes qu'elle porte en son sein. Il n'y a pas à sortir de là.
Aujourd'hui, la liberté d'opinion et d'expression semble outrepasser les limites, parce que les déceptions, les frustrations incitent la societe à la colère. Ce n'est plus un simple libertinage. C'est un mouvement libertin qui s'accompagne de tous les avantages et de tous les risques de la pensée libre.
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